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Au cinéma en octobre

Image tirée du film Sorry We Missed You.

Image tirée du film.Quand «freelance» rime avec «violence»

Après I, Daniel Blake qui traitait de l’enfer de l’aide sociale au Royaume-Uni, le cinéaste britannique Ken Loach est de retour avec Sorry We Missed You, un film coup de poing et brutal sur les victimes de l’ubérisation de la société

Ricky et Abby vivent avec leurs enfants à Newcastle. Depuis la crise financière de 2008, ils sont criblés de dettes et arrivent à peine à joindre les deux bouts. Malgré tout, ils rêvent de posséder leur propre maison. Ils croient entrevoir la possibilité d’un avenir meilleur lorsque Ricky devient coursier freelance pour un service de colis: Parcels Delivered Fast. Le nom est synonyme de promesses, mais Ricky se retrouve rapidement sous pression. Dans la continuité de son cinéma à caractère social, Ken Loach présente ici un film sans concession, mettant brillamment en scène l’engrenage et les rouages de la descente aux enfers d’un bosseur qui affirme préférer «crever de faim» plutôt que de faire appel aux prestations sociales.

Et pourtant Sorry We Missed You (Désolé de vous avoir manqué, ndlr) débute comme une promesse d’Eldorado. Ricky a soif d’indépendance et envie de bien gagner sa vie? Parfait! En devenant chauffeur-livreur freelance, fini les contrats de travail et les supérieurs hiérarchiques, affirme le patibulaire chef d’agence. Il ne touchera plus un salaire, mais d’alléchants honoraires et sera son propre patron. Ricky est conquis. Mais rapidement les ennuis apparaissent: pour acquérir l’indispensable camionnette, le couple doit vendre la voiture et la masse de colis à livrer est quasiment ingérable avec des créneaux horaires à respecter impérativement. Le scanner dicte les itinéraires, sonne lorsqu’une pause dépasse les deux minutes et les clients compliqués lui font constamment perdre du temps. Pour atteindre une rémunération décente, les journées atteignent quatorze heures de travail, les sanctions financières pleuvent en cas de problèmes, avec l’interdiction de prendre des congés (évidemment non payés) sans trouver un remplaçant. La pression psychologique et les menaces sont légion et, comble de l’humiliation, par manque de temps Ricky est contraint d’uriner dans une bouteille. Pour l’indépendance, on repassera! «Je ne pensais pas que ce serait si dur», affirme Ricky. Mais parle-t-il de son boulot ou de la vie en général?

Négation de la vie de famille

De son côté, Abby, infirmière à domicile, est condamnée aux transports en commun depuis la vente de la voiture. Ses journées se rallongent également, laissant les deux adolescents livrés à eux-mêmes. La communication parents-enfants passe dès lors exclusivement par téléphone. Pour Ricky et Abby, il ne s’agit même plus de tenter de concilier vie professionnelle et vie privée, mais plutôt de survivre dans une négation complète de leur vie de famille.

Au fil de leurs malheurs, le spectateur s’attachera au bouleversant destin de ces personnages dont la misère est celle à laquelle sont confrontées, aujourd’hui, dans nos sociétés, des milliers de personnes bien réelles. Et il ne pourra que se questionner, en tant que consommateur, sur la pertinence de ce système, ainsi que l’exprime Ken Loach: «Est-il viable de faire nos courses par l’intermédiaire d’un homme dans une camionnette qui se tue à la tâche quatorze heures par jour? Veut-on vraiment un monde dans lequel les gens travaillent avec une telle pression, des répercussions sur leur famille, ainsi qu’un rétrécissement de leur existence? Le marché ne se préoccupe pas de notre qualité de vie. Ce qui l’intéresse, c’est de gagner de l’argent, et les deux ne sont pas compatibles.» Des paroles à méditer à la prochaine commande en ligne, car dans la violence de ce système, pour Ricky et les siens, il n’y aura pas de happy end.

Sorry We Missed You de Ken Loach, sortie en Suisse romande le 23 octobre.

Image tirée du film.Un vêtement de liberté

S’inspirant de son expérience personnelle, la cinéaste algérienne Mounia Meddour réalise son premier long métrage, Papicha. Un film bouleversant sur la rage de liberté et les rêves brisés d’une génération

Alger, fin des années 1990, la guerre civile atteint son paroxysme de la violence. Différents groupes islamistes armés, opposés au gouvernement, sèment la terreur, massacrant plus de 150000 personnes et poussant à l’exil des dizaines de milliers d’autres. Dans ce contexte, Nedjma, 18 ans, une papicha – jolie jeune fille algéroise – habitant la cité universitaire, rêve de devenir styliste. La nuit, elle se glisse avec ses amies à travers les grillages de la résidence pour faire la fête et vendre ses créations. Face à la situation politique, la jeune femme refuse de se laisser ébranler et décide de mener un combat pour la liberté en organisant un défilé de mode malgré les interdits.

Pour la réalisation et l’écriture de son premier long métrage, Mounia Meddour s’est inspirée de sa propre expérience. Durant cette période de violence, alors âgée de 17 ans, elle a en effet été contrainte de quitter le pays avec sa famille. La réalisatrice a ainsi ajouté une précision quasi documentaire dans nombre de scènes, également en faisant s’exprimer ses personnages dans ce «françarabe» – mélange de français et d’arabe – si spécifique. Mais c’est sans doute sa reconstitution de la cité universitaire, fondée elle aussi sur ses souvenirs, qui est la plus savoureuse. Une résidence qui se présente comme un lieu d’indépendance entre étudiantes, ainsi qu’elle l’exprime: «Beaucoup de filles travaillaient pour pouvoir vivre en cité universitaire. Pour étudier, mais aussi pour avoir un peu de liberté, s’éloigner du carcan familial, caractérisé par le père ou le frère.»

Dimension symbolique des vêtements

Le résultat en est à l’écran un véritable microcosme coloré et bigarré où des étudiantes de tous horizons, religieuses ou non, portant le voile ou non, cohabitent, écoutent de la musique, dansent, jouent au football dans un quasi-déni de la brutalité extérieure. Un espace de libertés qui va toutefois se réduire de manière graduelle et intelligente tout au long du film: des tracts de propagande radicale apparaissent d’abord à l’extérieur, puis à l’intérieur; des patrouilles de femmes islamistes s’introduisent dans les cours, puis dans les chambrées; le grillage facilement franchissable laisse place à un mur; etc. Si la cinéaste fait la part belle à ses héroïnes emmenées tambour battant par la jeune comédienne Lyna Khoudri à l’énergie saisissante, les personnages masculins sont quant à eux malmenés. Absents, voire légèrement complices des unes et des autres en début de film, ils dévoilent toute leur malfaisance – chantage, manipulation, domination – lorsque les dangers surgissent.

Dans ce contexte, les vêtements, thématique centrale de Papicha, prennent naturellement une dimension fortement allégorique. Symboles de liberté, les tenues colorées des étudiantes et les créations de Nedjma à partir du haïk blanc – vêtement traditionnel – s’opposent au niqab noir que revêtent les islamistes. Pour ces jeunes filles, le défilé de mode et les vêtements deviennent ainsi un véritable acte de contestation, une pulsion de vie et une volonté de s’accrocher coûte que coûte à la liberté. Un film porteur d’un élan que l’on espère contagieux et surtout d’une véritable leçon de résistance!

Papicha de Mounia Meddour, sortie en Suisse romande le 16 octobre.

Image tirée du film.Sous un soleil de plomb

Coproduction belgo-suisse, Le milieu de l’horizon est l’adaptation du roman éponyme du Lausannois Roland Buty paru en 2013. Un film réalisé par la Suissesse Delphine Lehericey et mettant en scène les transformations sociétales des années 1970

Juin 1976, pour Gus, 13 ans, c’est le début des vacances scolaires et d’un été caniculaire qui sera marqué par une sécheresse destructrice. «La température finira bien par baisser», affirme au début du film la mère du garçon à son mari agriculteur pour tenter de le rassurer. Il n’en est malheureusement rien. Au fil des 90 minutes, le mercure ne cessera de monter, l’élevage familial de poulets sera décimé par la chaleur, et les pressions et les drames vont s’accentuer pour aboutir aux dénouements dramatiques inéluctables.

Pendant ce temps, au milieu d’un champ désertique, Bagatelle, le vieux canasson du grand-père de Gus, s’est isolé sous un arbre pour se laisser mourir là où il a passé une grande partie de sa vie. Telle une prophétie, une jeune voisine lance à Gus: «Il est vieux ton cheval. Il va crever comme tout le reste»; pressentant ainsi les mutations en cours au sein de la société et du monde paysan: explosion de la famille traditionnelle, place des femmes dans la société, industrialisation galopante de l’agriculture, changements climatiques, etc. Autant de thématiques remarquablement développées dans le long métrage grâce à un scénario où les histoires familiales reflètent subtilement ces transformations plus profondes.

Liberté et esclavage

Ce sont notamment la mère et le père de Gus qui vont être frappés de plein fouet par ces bouleversements. Nicole, la mère, à travers les retrouvailles avec une ancienne amie, va soudainement réaliser que tout un monde s’offre à elle au-delà de la ferme et de son rôle de mère de famille et va alors aspirer à une liberté nouvelle. «Elle suit son désir, elle découvre sa sexualité et son indépendance», explique la comédienne Laetitia Casta, interprète du personnage. Jean, le père, doit faire face, quant à lui, au diktat de la grande distribution et des supermarchés dont les exigences de standardisation sont de plus en plus élevées. «Tu es devenu un esclave», se lance-t-il à lui-même, désespéré et constatant que sa production agricole n’est plus viable.

Mais celui qui évoluera le plus au fil du récit, c’est bien sûr Gus, sous les traits du jeune comédien valaisan Luc Bruchez, ainsi que l’analyse la cinéaste Delphine Lehericey: «Cette histoire est regardée du point de vue de Gus, un enfant qui devient un jeune homme en voyant l’univers des adultes s’écrouler mais aussi se transformer. Je suis passionnée par ce passage entre l’enfance et l’âge adulte. C’est une période que tout le monde vit, une étape charnière de la vie.»

Finalement et au-delà de la mise en scène de ces bouleversements, la réalisatrice réussit à créer une véritable atmosphère. Une atmosphère âpre, à la Bagdad Café, rendue grâce aux chants des cigales en bruit de fond continu, un décor de terres désertiques à perte de vue, le tout souligné par une musique jazzy et, surtout, de sublimes images granuleuses et empreintes de nostalgie – les scènes extérieures ayant été audacieusement filmées sur pellicule 35 mm et non en numérique. Pari gagné pour ce film touchant qui, malgré les quarante-cinq années qui nous séparent de ce récit, ne peut que concerner les spectateurs d’aujourd’hui en les questionnant, à travers le regard de Gus sur les adultes, quant au monde qu’ils vont laisser à leurs enfants!

Le milieu de l’horizon, de Delphine Lehericey, dans les salles en Suisse romande depuis le 2 octobre.