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«On est en train de transformer le monde en même temps qu’il nous transforme»

Juliette et Rousseau et Starhawk.
© Flo Zurbriggen

Le temps d’un week-end, Juliette Rousseau, à gauche, et Starhawk ont animé un atelier sur l’organisation des collectifs et le pouvoir d’agir au Jardin aux 1000 mains à Lausanne.

Deux activistes écoféministes et altermondialistes étaient de passage à Lausanne du 2 au 4 septembre. L’Américaine Starhawk et la Française Juliette Rousseau ont partagé leurs expériences de militance

La chaleur était au rendez-vous à la Maison du Peuple de Lausanne le 2 septembre à Lausanne. Celle émanant des corps et des âmes d’un public dense et attentif. Plus de 200 personnes, beaucoup issues de mouvements sociaux ou de collectifs militants, ont répondu présent à l’invitation du centre socioculturel Pôle Sud et du Jardin aux 1000 mains qui ont réuni deux militantes écoféministes exceptionnelles. La première, Américaine, est une voix majeure de l’écoféminisme. Starhawk, 71 ans, a commencé à militer contre la guerre au Vietnam, puis a été de toutes les luttes antinucléaires et anticapitalistes. Elle est formatrice à l’action directe non violente, ainsi qu’en permaculture. Sa démarche lie spiritualité et politique. Elle est l’autrice entre autres livres de Rêver l’obscur: femmes, magie et politique et de Comment s’organiser?, une bible pour nombre de collectifs. La seconde, Française, a été une professionnelle de la logistique militante, coordonnant, entre autres, la Coalition climat 21 lors de la COP en 2015. Juliette Rousseau est éditrice et écrivaine. Autrice de Lutter ensemble: pour de nouvelles complicités politiques, elle publie en ce moment son premier roman: La vie têtue.

Intitulée «Récits de militance joyeuse: regards croisés de deux figures féministes», la conférence avait pour objectif de partager des expériences de luttes pour inspirer les mobilisations actuelles et futures.

De l’écoféminisme

En préambule, Starhawk rappelle que la militance ne se limite pas aux manifestations et change au cours de la vie. «Travailler sur les questions électorales me semble aujourd’hui essentiel aux Etats-Unis. Elever des enfants de manière saine et libératrice ou venir en aide à des personnes défavorisées sont autant de manières de militer.»

Juliette Rousseau revient sur le livre de Starhawk Rêver l’obscur. «Il m’a réconciliée avec le féminisme, car pour ma génération, ce n’était pas une évidence. L’écoféminisme m’a permis de faire le lien avec l’altermondialisme. Je suis née en 1986, l’année où Tchernobyl a explosé, dans une région, la Bretagne, où de nombreuses luttes se sont déroulées contre des projets de centrales nucléaires.»

Starhawk souligne l’importance de renouer avec nos traditions païennes, notre lien à la Terre, de redonner de la valeur aux êtres vivants pour lutter contre les inégalités et le fascisme.

La joie est invoquée. Mais une joie redéfinie, pensée non pas comme le synonyme du bonheur, mais comme une transformation. «On est collectivement et individuellement en train de transformer le monde en même temps qu’il nous transforme, souligne Juliette Rousseau. Or, qui se soucie de comment la lutte nous affecte?»

Des inégalités

L’écrivaine dénonce notamment qu’au sein même des groupes militants, les inégalités perdurent. «En France par exemple, la théorie est valorisée sur la pratique. Or, la théorie est encore très masculine, alors que les femmes et les personnes non-binaires sont très actives dans le travail de soins, essentiel et pourtant ni pensé ni visibilisé.»

Starhawk sourit, et rappelle qu’aux Etats-Unis, au contraire, la pratique prime sur la théorie. Regrettant que l’anti-intellectualisme américain ne permette pas une réflexion approfondie, elle évoque les premiers groupes de femmes auxquels elle a participé dans les années 1970. «A cette époque, personne ne définissait le viol comme politique. C’était une question de malchance, ou alors qu’on le méritait! Or, le personnel est politique.» Reste que ces cercles avaient leurs limites, car essentiellement composés de femmes blanches…

Dans sa longue carrière militante, elle précise que l’impact des actions collectives se mesure parfois seulement des années après. Et souligne l’importance d’une structure claire, de la formation, des rituels – moyens d’unir, d’exprimer la créativité et la joie – et du bon accueil des nouvelles personnes. «Lors de la mobilisation contre le Dakota Access Pipeline, les militants et les militantes qui arrivaient passaient d’abord dans un espace d’orientation où les autochtones expliquaient les règles. C’était essentiel.»

«La culture de la confiance est aussi importante, renchérit Juliette Rousseau. Les groupes les plus enthousiasmants sont ceux qui font confiance. Si tu te plantes, ce n’est pas grave. La structure ne doit pas reposer que sur quelques individus. Chaque groupe passe par certaines phases. Il ne faut pas préjuger, parce qu’on a de l’expérience, de ce que va donner un mouvement.»

De l’ancrage des collectifs

Toutes deux évoquent des luttes qui leur tiennent à cœur. Pour Starhawk, le combat contre une centrale nucléaire en 1981 ou le blocage de l’OMC à Seattle en 1999: «C’était le début du mouvement antiglobalisation. Et j’ai été émerveillée par tous ces jeunes présents, si joyeuse en voyant l’immense créativité du mouvement.»

Juliette Rousseau fait, elle, référence à la victoire citoyenne, il y a 40 ans (elle n’était donc pas née), contre l’installation d’une centrale nucléaire à Plogoff. Puis, sur l’expérience de la Zad de Notre-Dame-des-Landes où elle a vécu. Elle souligne la capacité à rêver, la créativité des jeux de mots, les actes fous: «Dans les deux cas, la lutte est partie d’une communauté de vie réelle, de personnes qui défendaient leur territoire. Etre enraciné quelque part est fondamental pour penser la radicalité de nos luttes. Cependant, dans les deux exemples cités, c’est l’Etat qui a fini par renoncer, avec pour conséquence l’affaiblissement du collectif. Je me demande encore comment faire pour construire des forces au-delà des contextes d’affrontements immédiats?»

Et d’ajouter: «On vit une période difficile où la culture – les bouquins, les films… – est tournée vers le fatalisme, la dystopie. C’est le moment de refuser cette fatalité, quand bien même la lutte est difficile. Et quoi de mieux qu’une lutte collective, car collectivement on peut voir beaucoup plus loin, dépasser les limites qu’on a chacun dans nos têtes.»

Starhawk conclut: «Le radicalisme rigide tue le mouvement. Pour contrer le fascisme qui monte aux Etats-Unis, et ailleurs, un mouvement large qui puisse réunir une diversité de personnes, de la gauche au centre est nécessaire. Si la gauche s’entre-déchire ce sera impossible.»

Les interventions sont disponibles sur: looseantenna.fm

Une femme joue du tambourin. D'autres se tiennent par la main.
Des moments de rituels ont rythmé l’atelier. © Flo Zurbriggen

«Trouver du commun, dans l’hétérogénéité»

Trois questions à Juliette Rousseau, autrice de Lutter ensemble: pour de nouvelles complicités politiques*.


Quel est votre regard sur la convergence des luttes, notamment syndicales, féministes et écologiques?

C’est une vaste question, fondamentale. L’enjeu est de faire se rencontrer des cultures politiques différentes. Trouver du commun, dans l’hétérogénéité, permet de faire du politique. Organiser les gens sur leur lieu de travail est important. Par exemple, en France, la grève féministe ne prend pas, car, au sein même des mouvements féministes, les référentiels et les pratiques sont différents. Dans les syndicats, les féministes sont essentiellement de la génération précédente. Par ailleurs, conserver certains emplois tels qu’ils sont alors que nous sommes face à des contingences écologiques est impossible. Au sein des syndicats français, des liens se créent de plus en plus avec les mouvements écologistes. En 2015, lorsque j’ai coordonné le mouvement de la société civile lors de la COP21, les syndicats ne prenaient pas du tout ces questions au sérieux.

Votre militance a évolué au fil des ans…

Aujourd’hui, je n’aime plus me définir comme militante, car c’est comme une façon de se distinguer des autres. Je me dirais plutôt comme quelqu’un de gauche. Une position qui impacte tous mes gestes au quotidien. Il n’y a pas un moment où j’arrête de vouloir changer le monde pour un avenir désirable – ou un avenir tout court – et davantage de justice sociale. L’écriture et l’édition font partie de mes outils.

Lors de la conférence, vous avez parlé de traumas. Quels sont-ils?

J’ai grandi, en tant que femme, dans un milieu patriarcal; j’ai vécu de la répression politique lors de luttes collectives et j’habite dans un milieu rural de plus en plus abîmé. Je vis en Bretagne, mais pas celle des cartes postales, celle de l’agro-industrie qui produit céréales, viande, lait, énergie, à une telle échelle qu’on peut parler d’extractivisme. Ses territoires sont saccagés. Pour les agriculteurs, qui se sont rendus malades en même temps que leurs terres, les ouvriers et les transporteurs routiers, c’est très compliqué de repenser leurs pratiques face au changement climatique. Mais ils n’auront pas le choix.

De la joie transformatrice

Durant l’atelier de deux jours proposé par le Jardin aux 1000 mains et Pôle Sud à Lausanne, une cinquantaine de personnes, issues pour la plupart de milieux militants, ont approfondi les questions de gouvernance, de pouvoir d’agir et de joie au sein des collectifs. «Plus la structure est claire et formalisée, plus cela évite les prises de pouvoir», relate Flo Zurbriggen qui a coorganisé l’atelier avec Elise Magnenat. Cette dernière renchérit: «Starhawk a aussi différencié deux pouvoirs: celui que tu obtiens en t’impliquant par l’action, et celui qui provient des privilèges inhérents à ta situation sociale (être un homme blanc, par exemple). Pour elle, il s’agit de mettre en avant le pouvoir gagné (earned power) du pouvoir non gagné (unearned power). Valoriser “le pouvoir du dedans” et minimiser “le pouvoir sur” est aussi central dans la pensée de Starhawk. Le premier étant cette capacité à sentir intérieurement notre propre pouvoir d’agir.»

La notion de joie a été aussi au cœur de ces deux jours de formation. «La joie définie comme force de transformation et de renforcement du pouvoir d’agir. Elle passe notamment par la connexion profonde aux autres, à la nature et aux territoires. Contrairement au bonheur, il n’y a rien de confortable dans cet état», ajoute Elise Magnenat. «Finalement, malgré la complexité de la pensée de Juliette Rousseau, le cœur de son message est de lâcher prise sur la théorie et la morale, explique en riant Flo Zurbriggen. Elle nous invite à créer des liens significatifs et d’interdépendances avec les autres et les territoires à défendre. C’est de ces relations affectives, amicales, romantiques que naissent de véritables complicités subversives. Nos actions sont alors guidées par nos affects et non par des injonctions morales. C’est là qu’il y a mouvement et transformation. C’est ainsi que les collectifs peuvent devenir inclusifs.»