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La culture face à l’ordre établi

Pour les lecteurs de ce journal ne connaissant rien de La Marmite avec majuscules, qui fête ces semaines-ci ses cinq premières années d’existence, je commence par citer la présentation qu’en proposent les fondateurs et les animateurs sur le site internet ad hoc – au premier rang desquels l’historien Mathieu Menghini devenu l’un des plus éminents activistes de la sensibilité créatrice au sein des populations peu chanceuses ou peu favorisées de Suisse romande:

«Forum de la participation culturelle, Université populaire nomade de la culture, Mouvement artistique, culturel et citoyen, La Marmite offre notamment des parcours culturels pluridisciplinaires, sensibles et intellectuels à des groupes – issus d’associations – assemblant des personnes d’âges divers généralement en situation de précarité et/ou peu présentes dans les institutions formelles de la démocratie: familles du quart-monde, victimes de violences domestiques, exilés, jeunes en situation de décrochages scolaire et social, personnes en situation de handicap, personnes souffrant d’addiction ou minorités visibles et invisibles, et d’autres).»

Telle est cette admirable entreprise dont le rayonnement pratique s’étend très au-delà des frontières helvétiques, depuis ses débuts à Genève, mais qui propulse loin la réflexion critique résumable sous cette forme interrogative: à quoi sert profondément la culture? A quoi sert-elle en profondeur, ou même révolutionnairement? A quoi sert le fait d’en devenir un usager ou dans certains cas un producteur, en s’engageant soi-même dans l’écriture ou la peinture ou la composition musicale? A quoi sert-elle à l’échelle du monde et de l’ordre établi dans ses mécanismes iniques? Au-delà de sa propre émancipation personnelle?

Bien sûr, un miracle advient en chacun d’entre nous quand nous nous libérons des empêchements psychologiques consistant à refouler en nous-mêmes, pour d’innombrables motifs touchant souvent à l’enfance malheureuse ou la malchance sociale, nos moyens particuliers de formulation et d’expression sur la scène publique.

Ce miracle qu’on pourrait nommer celui de devenir vraiment soi parmi les autres, en prenant la parole ou la plume, ou le pinceau, pour se définir avec plus de force et de précision. Ce miracle dont on pourrait espérer l’engagement de notre personne dans la longue et riche discussion démocratique, qui s’en trouverait enfin globale au lieu d’être excluante par pans entiers. Et dont pourraient surgir des communautés humaines plus justes et plus équilibrées, et sans doute plus inventives face au seul problème faîtier de notre époque, celui de la nature et du climat.

Or tout cela, cette sorte de programme rêvable et si spontanément rêvé, n’est évidemment pas aussi simple à réaliser qu’à formuler. Si tous les idéaux sont par principe inaccessibles, bien sûr, celui d’une acculturation généralisée qui produirait le renversement des pouvoirs les plus élitaires et les plus brutaux l’est peut-être davantage. C’est que l’humain n’est pas une mécanique stable. C’est qu’il a des déficits de cohérence. C’est que ses propres caps s’infléchissent à mesure qu’il avance, ou qu’il les infléchit lui-même.

A ce point du raisonnement je songe au syndrome des «secundos» sous nos latitudes, c’est-à-dire de ces descendants générationnels immédiats nés de travailleurs immigrés d’origine italienne ou portugaise, et désormais plus suisses que les Suisses dits de souche enracinée dans l’Histoire. Archi-Suisses, même, dans leur sentiment d’identité comme dans leurs comportements quotidiens et dans leurs comportements citoyens. Et j’ai le pressentiment que ce piège marque aussi puissamment le champ culturel et celui des arts.

Quand tu commences à visiter les musées où tu n’avais jamais osé risquer tes semelles, auxquels tu pensais même n’avoir jamais d’accès, tu rejoins l’ordre de ceux qui t’avaient jusqu’alors paru dominants. Et quelque chose en toi, qui est peut-être irrépressible, demande à se concilier leurs grâces. Tu as besoin de sentir s’affirmer en toi les codes de ton appartenance à la nouvelle famille rutilante que tu rejoins, même si tu ne procèdes que par la marge.

Voilà le traquenard. Une sorte de mondanité libératrice et pourtant fatale qui t’incite à domestiquer tes entraves et ta souffrance d’avant, voire à les oublier. Fais plutôt l’inverse. Cultive-les dans ta mémoire. Conserve-les sauvages et même douloureuses. Quand un jour on interrogea Jean Cocteau sur sa réaction si sa maison devenait la proie d’un incendie, il répondit: «J’en emporterais le feu». Seule beauté.