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La traite des êtres humains réclame l’attention de l’inspection du travail et des syndicats

Quelques-unes des intervenantes durant la séance plénière.
© Olivier Vogelsang

Quelques-unes des intervenantes durant la séance plénière tenue dans le bâtiment du Grand Conseil vaudois à Lausanne: Claire Potaux-Vésy (en haut à g.) de l’Organisation internationale pour les migrations qui a présenté la situation en Europe, Marie Saulnier Bloch d’Unia (en haut à dr.), coordinatrice de la campagne pour le syndicat, et Nicole Emch (en bas à g.) de l’association ACT212, active dans la lutte contre la traite des êtres humains.

Alors que le Secrétariat d’Etat à l’économie lance une campagne de sensibilisation des inspecteurs du travail, Unia s’engage aussi contre cette forme moderne de l'esclavage

Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), quelque quarante millions de personnes dans le monde sont aujourd’hui victimes d’exploitation sexuelle, de travail forcé ou de prélèvement d’organes. Une forme moderne de l'esclavage qui s’est intensifiée avec la mondialisation. Cette marchandisation de l’être humain est également une réalité en Suisse, pas seulement dans les métiers du sexe, puisqu’elle a été aussi constatée dans les secteurs de la restauration, du travail domestique, de la construction ou encore de l’agriculture. D’après les statistiques, la police a saisi 99 cas d’infractions concernant la traite en 2019 dans notre pays et 67 en 2020. Les quatre centres de consultation spécialisés en la matière que sont l’Astrée (VD), le Centre social protestant (GE), l’Antenna MayDay (TI) et le FIZ (ZH) ont, eux, dénombré 174 victimes et conseillé et accompagné plus de 500 personnes. Mais cela ne pourrait être que le sommet de l’iceberg, le phénomène restant encore mal appréhendé.

Le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) a décidé de lancer une campagne de sensibilisation à destination des inspecteurs et des inspectrices du travail. Dans ce cadre, le 27 septembre, une cinquantaine d’entre eux, venus de toute la Suisse romande, se sont retrouvés à Lausanne pour un séminaire animé par ACT212. «La traite est un crime qui se déroule en secret, peu de cas sont dénoncés. Dans votre activité, vous jouez un rôle déterminant pour identifier les victimes potentielles», a déclaré aux inspecteurs Nicole Emch, l’une des coordinatrices de cette association engagée contre la traite. Outre les activités de conseil et de sensibilisation, ACT212 assure un service d’enregistrement de déclarations sur la traite et l’exploitation sexuelle.

Le «212» du nom de l’association rappelle que c’est le 2 décembre 1949 que l’assemblée générale des Nations Unies a adopté la Convention pour la répression et l’abolition de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui. Mais ce n’est qu’en 2000, par le Protocole de Palerme, ratifié par la Suisse, que l’ONU s’est entendue sur une définition de la traite dans le droit international. Juridiquement, la traite comporte trois éléments: l'activité (recrutement, transport, hébergement, etc.), les moyens (tromperie, coercition, abus de vulnérabilité, violence, etc.) et l’exploitation (exploitation sexuelle et du travail, prélèvement d’organes ou pratiques analogues à l'esclavage). «A l’exception des mineurs, pour lesquels il peut être question de traite indépendamment des moyens utilisés, il est nécessaire que les trois éléments soient réunis pour démontrer au niveau juridique que la traite est constituée. Ce qui est souvent difficile», a expliqué, durant le séminaire, Claire Potaux-Vésy. Cette responsable adjointe du bureau de l'Organisation internationale pour les migrations à Berne a présenté la situation en Europe, où 13000 cas sont recensés. «La traite à des fins d’exploitation sexuelle reste la forme la plus visible malgré une identification de situations d’exploitation du travail.»

La balise OIT

Pour ce second aspect de la traite, toute la question est de savoir où débute celle aux fins d’exploitation du travail. «L’incertitude provoque des difficultés sur le plan de la répression pénale», indique Anne-Laurence Graf, chargée de recherche au Centre suisse de compétence pour les droits humains. «Parfois, par prudence, on va poursuivre sous d’autres motifs, comme l’usure ou la contrainte», admet Laurent Knubel. Ce responsable suppléant du Service de coordination contre la traite d’êtres humains et le trafic de migrants de l’Office fédéral de la police (Fedpol) reconnaît qu’il existe un «grand flou». «Mais nous disposons tout de même d’une balise, c’est la définition du travail forcé contenue dans la convention 29 de l’OIT.» Pour l’organisation internationale, le travail forcé désigne tout travail ou service exigé d'un individu sous la menace d'une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s'est pas offert de plein gré. Mais quelle différence entre être exploité et être très largement sous-payé? «C’est la perte de liberté et d’autodétermination qui va caractériser le travail forcé», répond Anne-Laurence Graf.

Dans la pratique, le syndicaliste, l’inspecteur du travail ou le policier devra se demander s’il existe des indices de coercition pour maintenir la relation de travail, une disproportion évidente entre le travail et sa rémunération, et, finalement, des indicateurs de traite. Fedpol met à disposition une check-list avec 45 indicateurs. Le Seco, de son côté, a édité un dépliant. «Si vous remarquez des indicateurs de la traite, exprimez vos soupçons. L’autorité cantonale compétente prendra ensuite le relais», insiste Myriam Ait Yahia, collaboratrice scientifique du secrétariat d’Etat.

«La force syndicaliste veut faire sa part»

Comme l’inspection du travail, les syndicats sont en première ligne et Unia s’engage. Secrétaire en charge des migrations pour Unia, Marie Saulnier Bloch a présenté les axes d’interventions du syndicat: sensibiliser et former le personnel et les membres par une campagne d’information; consolider les contacts avec les victimes, les témoins et les informer sur leurs droits; se coordonner avec les associations et les autorités de poursuites; ainsi que mener des actions sur le plan politique – Unia ayant tout un catalogue de revendications (voir ci-dessous) «La force syndicaliste veut faire sa part», a insisté Marie Saulnier Bloch, mais pas question «d’être instrumentalisé dans le sens de la répression des travailleurs étrangers». Le rôle des syndicats dans la lutte contre la traite fera l’objet d’une journée d’échanges le 25 octobre (voir ci-dessous).

Un autre acteur incontournable sont les associations, même si elles sont peu nombreuses à s’occuper de la traite. Fondée en 2014 dans le canton de Vaud, l’Association de soutien aux victimes de traite et d’exploitation (Astrée) est un peu un modèle. Cet organisme, qui propose une prise en charge globale avec un hébergement sécurisé, a suivi 75 victimes en 2020, dont 25 nouveaux cas. 58 personnes sont victimes de prostitution forcée, dont deux mineures, 17 d’exploitation au travail et quatre d’activités illicites.

Coups et menaces de mort

Pour ne pas rester dans la théorie, Anne Ansermet, codirectrice d’Astrée, a évoqué le sort de Josh (prénom d’emprunt). Agé d’une quarantaine d’années, ce Nigérian a fui son pays 2017 en raison de menaces pesant sur son ethnie. Déposée en Italie, une demande d’asile est rejetée; un oncle, installé en Suisse depuis longtemps, lui propose alors de le rejoindre pour travailler dans son usine de pneus de la banlieue lausannoise. Mais les conditions de travail ne sont pas celles promises: pas de salaire, insultes, coups et menaces de mort de la part de l’oncle. L’hébergement dans une cave est tout aussi déplorable. Alertés par les cris fréquents, des voisins préviennent la police, qui confie Josh à Astrée. Josh est hébergé dans un foyer de l’Etablissement vaudois d'accueil des migrants et bénéficie d’un accompagnement de l’association. Il a déposé une plainte pénale contre son oncle, qui sera prochainement jugé par le tribunal. Tant que la procédure est en cours, il dispose d’une autorisation de séjour et, une fois celle-ci terminée, le Secrétariat d’Etat aux migrations décidera de lui accorder un permis au titre de cas de rigueur ou, au contraire, de le renvoyer au Nigéria. Après des cours de français, Josh suit une formation d’aide à la personne qui lui permettra de trouver un emploi et d’être indépendant financièrement.

D’autres cas ont été rapportés par les intervenants au séminaire. Avocate au Centre social protestant de Genève, Sibel Can-Uzun a raconté comment une centaine d’ouvriers des pays de l’Est avaient été recruté sur une plateforme d’annonces en ligne pour travailler sur divers chantiers en Suisse romande. Alors qu’il leur avait été promis un salaire horaire de 10 euros – déjà non conforme et indécent –, le logement et les repas, ces travailleurs se sont retrouvés dans des hébergements insalubres, pas ou peu nourris et avec de maigres avances pour tout salaire. Ils ont dû rentrer par leurs propres moyens dans leur pays sans avoir été payés. Reconnu coupable de traite, l’employeur a été condamné en 2020 par le Tribunal correctionnel à une peine privative de liberté de six ans. Une première au niveau national pour ce type de cas.


Pour aller plus loin:

Le site d’ACT212: act212.ch

Le service d’enregistrement des déclarations: act212.ch/fr/hotlinenational
et la hotline (du lundi au vendredi, de 10h à 18h) au numéro: 0840 212 212.

Les pages de Fedpol avec la liste des indicateurs sur: fedpol.admin.ch

Le dépliant du Seco que l’on peut commander sur: seco.admin.ch

Les pages d’Unia concernées sont sur: unia.ch

"Je n’avais jamais vu ça"

«Je n’avais jamais vu ça, j’ai été pris au dépourvu.» Dans un atelier tenu durant le séminaire, Marcel Ritz, inspecteur du travail dans le canton de Vaud, a raconté comment il s’était retrouvé face à un cas d’exploitation de la force de travail un jour de 2015. «Sur une dénonciation tout à fait banale de travail au noir, je me suis rendu avec une inspectrice dans un restaurant exotique de Lausanne. Alors que ma collègue contrôlait l’identité du personnel en salle, je suis descendu dans les cuisines au sous-sol et je me suis retrouvé face à deux travailleurs sans titre de séjour valable. L’un des deux a commencé à bafouiller, à trembler, puis a éclaté en pleurs. Il m’a avoué être séquestré dans cette cuisine, qu’il logeait là, surveillé en permanence par des caméras. Il m’a montré un casier contenant ses affaires, un lit clic-clac sur lequel il dormait et un évier pour se laver. Il a déclaré travailler treize heures par jour rémunérées cent francs. Il a évoqué des menaces envers lui et sa famille au Bangladesh, ainsi qu’un accident de travail qui lui donnait des douleurs à la jambe depuis un an, mais que son employeur refusait de faire soigner. Je n’étais pas du tout préparé à cela.» Les inspecteurs appelleront la police vaudoise qui dépêchera sa Brigade migration et réseaux illicites de la police. «Voilà ce qu’il peut se passer: on est dans la routine et on se retrouve tout à coup complètement décalé.»

"Nous sommes démunis"

«Nous sommes démunis, on n’a jamais appris à détecter. La première chose à faire, c’est de se former et je crois que la possibilité de la traite devrait être inscrite dans nos points de contrôle», a dit un inspecteur genevois durant le débat qui a suivi le témoignage de Marcel Ritz. «Ce qui nous manque en Valais, c’est une association comme Astrée», a regretté une intervenante, en expliquant que, dans le Vieux-Pays, les inspecteurs sont accompagnés de la police durant les contrôles. «Est-ce qu’on peut interroger un salarié aux côtés d’un gendarme?» a questionné Marcel Ritz. Dans certains pays, on passe un mauvais quart d’heure aux mains de la police, d’où cette peur de l’uniforme chez certains travailleurs immigrés, a rappelé le Vaudois. Du côté de Fribourg, l’inspection du travail dispose désormais de prérogatives de police judiciaire: «Nous pouvons auditionner et séquestrer des objets, nous allons tester ces nouvelles mesures», a indiqué un inspecteur fribourgeois. «Nous n’avons pas attendu la police pour faire notre travail, j’ai dénoncé des cas, a précisé un inspecteur valaisan. Le problème aussi c’est que certains syndicats ne veulent pas défendre des travailleurs qui ne sont pas membres de leur organisation.» Codirectrice d’Astrée, Angela Oriti le déplore: «Il y a un manque de liens avec les syndicats. Il faut renforcer la collaboration.»


Les revendications d’Unia

Représentante d'Unia durant sa présentation.
Unia s’engage dans la lutte contre la traite et présente un certain nombre d’exigences. © Olivier Vogelsang

 

Dans le cadre de cette campagne contre la traite, le syndicat Unia demande la mise en place des mesures et des garanties suivantes:

■ Le renforcement de la sensibilisation et de la formation de tous les acteurs concernés: autorités de poursuite (notamment des procureurs, des juges et des membres de la police), des employeurs, des inspecteurs du travail et du marché du travail, des autorités compétentes cantonales et fédérales.

■ La protection effective des victimes et des témoins lors de l’enquête, pendant et après le procès. A savoir la garantie:

- de la délivrance de permis de séjour renouvelable aux fins de coopération ou en raison de situation personnelle, sans préjudice du droit de demander et d’obtenir l’asile ni de poursuite pour infraction à la législation sur les étrangers;

- de la protection de l’identité;

- d’un délai de réflexion et de rétablissement;

- de levée partielle du secret de fonction des inspecteurs du travail et du marché du travail, pour leur permettre de communiquer de manière coordonnée avec les organisations de terrain, les syndicats et les autorités de poursuite en cas de suspicion;

- d’obtention de réparation dans un délai raisonnable, notamment sous la forme d'une indemnisation.

■ Des mesures concrètes de détection et de protection pour les victimes potentielles requérantes d’asile ainsi que celles qui sont placées dans des centres de rétention. Il est nécessaire de garantir en particulier un délai suffisant pour réunir les informations nécessaires, de tenir compte du traumatisme vécu par ces personnes et de formation du personnel concerné. De plus, l’application de la procédure Dublin aux victimes potentielles doit prendre fin.

■ Le renforcement des instruments de procédure pénale:

- inclusion du travail forcé, de l’esclavage, de pratiques analogues à l’esclavage et de servitude à l’article 182 du Code pénal concernant la traite d’êtres humains;

- mention explicite de l’indifférence de l’existence du consentement de la victime;

- intégration de l’article 182 à la liste des responsabilités pénales des entreprises;

- introduction d’une disposition spécifique conférant le caractère d’infraction pénale à l’exploitation du travail;

- introduction d’une disposition spécifique au fait d’utiliser les services d’une personne en sachant qu’elle est victime de la traite.


Semaines d’action contre la traite et conférence sur le rôle des syndicats

A l’occasion de la Journée européenne contre la traite des êtres humains du 18 octobre, et des Semaines d’action contre la traite se déroulant ce mois, des événements sont organisés un peu partout en Suisse pour sensibiliser la population à cette problématique et aider à la compréhension de ce crime et de cette violation des droits humains.

Cette année, l’accent sera mis sur la traite des êtres humains à des fins d’exploitation du travail, sur les secteurs les plus exposés dans ce domaine et sur la manière de reconnaître et d’aider les victimes.

Durant tout le mois d’octobre, des podcasts, notamment sur des victimes de la traite à Genève et le vécu des femmes concernées, peuvent être écoutés sur le site de la campagne. Des séances d’information, pour étudiants ou sur invitation, se dérouleront en présence à Lausanne, Fribourg et Neuchâtel.

Côté syndical, une conférence, à laquelle tous les membres d’Unia intéressés sont conviés, se tiendra en présence et en ligne depuis Zurich le lundi 25 octobre, de 13h à 15h30. Y sera abordé le rôle des syndicats dans la lutte contre la traite des êtres humains à des fins d’exploitation du travail. Des représentants de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), organisatrice du débat, du Seco, des syndicats, des sans-papiers et du patronat débattront de la question. Parmi les intervenants, se retrouveront Marie Saulnier Bloch d’Unia, Luca Cirigliano de l’Union syndicale suisse et Marco Taddei de l’Union patronale.

La conférence disposera d’un service de traduction. Le délai d’inscription est fixé au 10 octobre. L’ES

Plus d’infos sur les semaines d’action sur: 18oktober.ch

Inscription pour la conférence du 25 octobre

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