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L’anarchiste géométrique

Claudio Bernasconi avec une de ses peintures géométriques, un carré bleu, un carré jaune, un carré rouge, un carré blanc
© Thierry Porchet

Claudio Bernasconi, un homme secret.

Claudio Bernasconi a été le correcteur de «L’Evénement syndical» durant 20 ans. Sa retraite lui donne la liberté de s’adonner entièrement à sa passion, la peinture

Claudio Bernasconi vit plusieurs paradoxes. Entre autres, celui d’être peintre et de n’avoir pas le droit de percer des trous dans les murs de son appartement pour y accrocher des tableaux. Ou encore celui d’être jurassien de cœur, s’étant battu pour l’indépendance du canton, la défense de la langue française. «Je rêvais d’un canton différent et j’ai été quelque peu déçu», relève le libertaire qui continue pourtant à aimer sa nature moins cadrée qu’en plaine et ses gens chaleureux. «Je trouve que du pays de Gex jusqu’à Bâle, il existe une même et belle identité culturelle dans laquelle je me sens bien.» Depuis son atelier staviacois, au-delà du lac de Neuchâtel, il contemple la chaîne du Jura. «Nous nous sommes installés sur le plateau pour faciliter la formation professionnelle de nos deux enfants et limiter les déplacements de mon épouse. Pour ma part, j’étais père au foyer. Je donnais le biberon à mes deux filles et je les dessinais», se souvient-il, alors que toutes deux sont aujourd’hui à l’Université.

Typographe jurassien

Son père était Suisse, sa mère Italienne, «mais la question de l’immigration n’en a jamais été une dans ma famille», raconte celui qui est né quelque part sur les Montagnes neuchâteloises. «Je n’aime pas trop les précisions inutiles», ajoute Claudio Bernasconi dont émane un halo de mystère. Adolescent, le rebelle aux cheveux longs déjà sensible aux injustices passe tout son temps libre au Caneton, espace libertaire de Moutier fondé en 1967 par Pierre Noverraz, ancien journaliste de L’Evénement syndical. Il y lit Marx et Engels; tracte, avant d’aller à l’école, devant les usines de Tornos, Petermann et Baechler; assiste aux concerts de jazz et aux conférences donnés dans ce lieu formateur.

Le jeune Claudio rêve d’un autre monde, et de devenir carrossier ou couturier. «Je crois que mes aspirations étaient de l’ordre de la forme. Mon père, ouvrier horloger, me disait d’apprendre programmateur, un métier d’avenir selon lui. Et je suis tombé sur une place d’apprentissage de compositeur-typographe. Quatre ans plus tard, le métier était déjà obsolète.»  Reste que le composeur en herbe se plonge avec passion dans le plomb et l’encre. «C’était un métier fabuleux, car il mêlait conscience pratique et intellectuelle. Je travaillais sur des livres d’artistes, des projets de longue haleine. Un rythme que j’aimais. Mais, après avoir vécu trois faillites et une reprise d’entreprise, je suis parti à Genève étudier les Beaux-arts.» Il a alors 32 ans et dessine depuis toujours.

Peintre de la couleur

Claudio Bernasconi a peint des centaines de compositions sans pour autant les exposer, sauf à de rares exceptions, ni les vendre. Il ne se considère d’ailleurs pas comme un artiste, mais comme un étudiant perpétuel. A 63 ans, il continue de questionner la couleur, ses tons, ses liens, sa chromatique, et à se former sur le tas dans l’atelier bâlois d’une artiste parisienne, Marie-Thérèse Vacossin, dont il est l’assistant quelques heures par semaine. «A 88 ans, elle a une connaissance extraordinaire, j’en suis très loin et j’apprends beaucoup.»

Claudio Bernasconi s’adonne à la géométrie. «C’est mon caractère horloger, précis. Et puis quand on sait que l’humain représente 0,01% des êtres vivants présents sur la terre, je me dis qu’il n’y a pas de quoi faire du naturalisme. L’abstraction convient très bien.»

Rigoureux, silencieux, perfectionniste, le stakhanoviste a souvent le sourire malicieux. Son sérieux apparent s’accompagne d’échappées fantaisistes que ce soit en plongeant dans les couleurs de son atelier ou en laissant de sa pizza un cercle de croûte parfaitement géométrique autour de son assiette. Jamais en manque d’idées, il a lancé une revue d’art avec trois autres collègues dans les années 70: Trou. Puis a édité quelques ouvrages personnels de poésie. «Je faisais des livres à la main. C’est mon côté un peu foldingue…», dit-il. Et anime depuis des espaces d’exposition collectifs. «J’aime découvrir et présenter le travail des autres.»

Chercheur

Homme de l’ombre, il aime travailler seul, de l’aube au crépuscule. Dans son atelier, il crée chaque jour, et corrigeait jusqu’il y a peu les articles de L’Evénement syndical avant leur parution. Vingt ans au service du journal, et quelques années au service de celui de Comedia. Reste que pour Claudio Bernasconi les syndicats comme les partis politiques, tout comme le monde de la peinture, se doivent de trouver un nouveau paradigme. «Le monde change, il faut trouver de nouvelles formulations. Dans la peinture, je cherche. Je ne sais pas quoi, mais je cherche. J’ai l’impression d’être dans une spirale sans fin. Connaître la valeur des couleurs, les tons qui changent quand on les juxtapose. J’étale une couleur, je plonge dedans, je suis comme dans un rêve, hors du temps, je reste jeune et beau…» Il rit Claudio Bernasconi en déballant quelques œuvres minutieusement conservées dans du papier de soie. Certains travaux ont été mis au grenier avec la mention «ne pas ouvrir avant 10 ans», pas avant 25 ans pour d’autres. Une intuition que ses œuvres ne sont pas toujours de leur temps.

Au photographe, il propose, avec le sourire, de faire un portrait lointain, sordide, noir tout en précisant: «Je ne suis ni pessimiste ni optimiste, mais grave au sens que les choses ne sont jamais de petite importance. Tout est important, mais on peut rire de tout.»