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Le long combat pour l’égalité de deux couturières

Dotées d’un CFC, Françoise* et Maria* ont engagé une procédure pour faire reconnaître l’inégalité salariale subie face à leurs collègues tailleurs, sans formation équivalente mais gagnant 1000 francs de plus

Pour leur ténacité dans la lutte menée pour faire reconnaître l’inégalité salariale dans leur entreprise afin d’obtenir le même salaire que les hommes, Françoise* et Maria* ont reçu le «Prix Engagement» d’Unia. Un combat devant la justice qui remonte à 2012 déjà pour Françoise et à 2013 pour Maria.

C’est par hasard que Françoise, couturière dans un grand magasin de luxe présent en Suisse romande et en Suisse alémanique, apprend que son collègue tailleur gagne 5000 francs par mois alors qu’elle-même ne touche que l’équivalent de 4000 francs. «Nous avons un CFC de couturière, alors que les tailleurs n’avaient pas de qualification. Ils étaient formés sur le tas», explique-t-elle. Maria ajoute qu’un tailleur ne savait par exemple pas changer de fermeture éclair alors qu’elles en cousaient des milliers. «Nous faisons aussi des retouches, de robes de soirée par exemple, un travail très compliqué sur des pièces très chères.»

Point négatif: «Evoque l’égalité…»

Face à cette inégalité criante, Françoise demande à plusieurs reprises des augmentations. «On me l’a même reproché dans un rapport d’évaluation annuelle», dit-elle, en tendant un papier jaune, obtenu au cours de la procédure judiciaire qu’elle entamera après son licenciement, en 2012. Dans la case «points négatifs», il est écrit: «Evoque l’égalité des salaires» vis-à-vis d’un collègue. Dans les objectifs pour l’année à venir, il est noté: «Souhaite revoir encore son salaire à la hausse. Voudrait une base de 4600 francs brut à 100%. Subvient seule au besoin de la famille», avec la précision qu’elle a un fils de 15 ans. Trois ans plus tard, elle est mise à la porte. «Pas parce que j’ai demandé l’égalité, bien sûr, mais au prétexte que je rouspétais», sourit Françoise. Sa collègue Maria gagnait 3900 francs. Elle aussi n’a cessé de demander une revalorisation de son salaire, qui passera à 4083 francs en 2013. Les autres femmes de l’atelier, comptant quatre à cinq couturières et trois hommes, n’ont pas osé rejoindre leur combat.

Françoise a saisi la justice pour que l’inégalité soit reconnue et obtenir le paiement de la différence. «J’étais allée chez Unia mais je n’ai pas été bien renseignée, je me suis donc tournée vers le Bureau cantonal de l’égalité qui m’a transmis une liste d’avocats et m’a soutenue. J’ai activé ma protection juridique. Avec l’avocate, nous avons écrit une lettre de suspicion d’inégalité demandant à l’entreprise de fournir les salaires. C’est à partir de cette démarche que l’on peut entamer une procédure.» Maria s’y joindra par la suite, avec le soutien de sa protection juridique et celui d’Unia. La couturière travaille toujours dans le même atelier, protégée par sa démarche, la loi ne permettant pas de licencier une personne ayant débuté une telle action en justice. «Mais on me cherche la petite bête. Je sais qu’après la fin du procès, je ne serai pas protégée longtemps…»

Parcours de combattantes

Au cours de la procédure, le patron a dû fournir les salaires des couturières et des tailleurs. Il s’est avéré que les hommes gagnaient en moyenne entre 5000 et 5600 francs par mois. «Pendant six ans et demi, on nous a menti en prétextant que les tailleurs avaient une formation équivalente à un CFC et à la maîtrise fédérale; or, la dernière expertise prouve le contraire», indique Françoise.

Et les deux couturières de raconter leur parcours de combattantes dans les méandres de la justice. D’abord les pressions de la juge pour accepter les propositions de conciliation. Et celles de l’employeur. «On nous remet la compresse à chaque fois. Lors de la première tentative de règlement à l’amiable, la partie adverse m’a fait une offre, tout en m’insultant pendant une heure. On est d’accord de vous payer, mais on peut vous insulter!» s’indigne Françoise qui n’a pas accepté la proposition.

Il y a aussi les bâtons dans les roues pour faire durer la procédure. «C’est du jamais vu! Les auditions de témoins ont duré 61 heures, sur 13 jours! Il y avait 35 témoins: des patrons, certains externes à la société, des chefs, des responsables RH, des gens qu’on ne connaissait même pas et qui ne savaient pas ce qui se passait dans l’entreprise», relèvent ensemble Françoise et Maria. «Il y a même eu six heures d’audience pour un seul patron…»

«Maintenant, on veut davantage que l’égalité»

Une analyse des salaires a été effectuée par Equal Salary, qui n’a pas constaté d’irrégularité. «Cette société ne peut pas démontrer des inégalités salariales. Ils ne s’adressent qu’aux patrons, aux chefs et aux RH. Une personne d’Equal Salary ayant témoigné a même reconnu qu’ils ne demandent rien aux employés. Pourtant, c’est nous qui savons en quoi consiste notre travail», s’énerve Françoise. Les deux femmes ont ensuite obtenu qu’une expertise judiciaire soit réalisée. Son résultat a été connu début 2018. «Cette expertise nous donne raison, elle reconnaît l’inégalité des salaires entre couturières et tailleurs», se réjouissent les deux femmes, précisant que la discrimination constatée va jusqu’à 37%. «Sur cette base, nous avons revu nos prétentions et ne demandons plus seulement l’égalité, mais des salaires plus élevés que les tailleurs vu que l’on est plus qualifiées et qu’il existe des obstacles à la promotion. Nous avons donc augmenté nos prétentions à 50% de salaire en plus, avec les charges sociales», souligne Françoise qui a passé quatre ans au chômage parce qu’elle a réclamé un salaire égal. Elle ajoute que la juge a accepté de verser cette requête au dossier.

La situation semble avoir été débloquée et le jugement pourrait être rendu cette année encore, mais les voies de recours seront encore ouvertes. Françoise et Maria ont aussi refusé de nouvelles propositions d’accord à l’amiable. «Ils ont tout fait pour allonger la procédure et, maintenant, il faudrait qu’on lâche? Nous n’acceptons pas. S’ils avaient payé tout de suite ce qu’ils nous devaient, il n’y aurait pas eu ce risque que leur image soit ternie. Ils n’ont pas su saisir cette chance. Maintenant, nous voulons aller jusqu’au bout, nous voulons que la justice soit rendue et que l’inégalité salariale soit constatée par le tribunal.»

Voir également notre articles Les inégalités salariales progressent.

Trois questions à Françoise* et à Maria*:

Que conseillez-vous aux femmes qui souhaiteraient entamer une procédure pour obtenir l’égalité salariale?

Maria: Avant de prendre une initiative, il faut se renseigner auprès de personnes compétentes. Et tout d’abord se doter d’une protection juridique, sans limite de couverture financière, et attendre que le délai avant litige soit passé. Car une telle procédure coûte très cher.

Françoise: Il ne faut pas réclamer l’égalité avant l’ouverture de la procédure, sinon vous risquez d’être licenciée. Il faut le faire avec un avocat. Et surtout, ne pas baisser les bras! 

M. et F.: Même avec un bon avocat, il ne faut pas se décharger complètement sur lui, car il ne sait rien de votre métier ni de votre histoire. C’est important de garder les choses en main et de travailler en harmonie avec lui. Il faut aussi veiller à ce que les expertises analysent vraiment les tâches effectuées. Et pour cela, demander une expertise judiciaire, seule à même de le faire. Et débuter une procédure en groupe, c’est encore mieux!

F.: C’est aussi important que les propositions financières de l’employeur, qui mettent fin à la procédure, soient assorties des charges sociales. Sinon, en cas de chômage, le calcul sera fait sur le salaire discriminé.

Que pensez-vous de la modification de la Loi sur l’égalité obligeant les entreprises de plus de 100 salariés à faire une analyse des salaires?

F.: Cette modification ne va rien changer. Les expertises commerciales ne tiennent pas compte du travail réel des employés.

M.: Equal Salary, approuvé par Berne, est une certification commerciale: des points sont attribués sur chaque qualification et tâche supplémentaire faite par l’employé sur la base des seuls dires de l’employeur et des ressources humaines. L’inégalité n’est pas décelée.

F.: En réalité, la certification Equal Salary, telle qu'elle a été pratiquée dans notre entreprise, est un leurre, un alibi. C'est pour brouiller les cartes, pour dire «voyez: on est certifié!». Cela ne fera pas avancer l’égalité.

Que pensez-vous de la grève des femmes du 14 juin?

F.: Nous ne voulons pas de trucs trop mous, on devrait bloquer le Parlement, faire quelque chose de radical. Ne pas respecter l’égalité, c’est ne pas reconnaître pleinement le travail de 50% de la population! 

M.: Nous devons faire comme les Gilets jaunes en France. Et oser parler de nos salaires. Ici dire son salaire est un tabou. Ce tabou est en défaveur des femmes: il permet de maintenir les inégalités.

F. et M.: Il faut mieux informer pour ce 14 juin, les gens ne savent pas de quoi il retourne.

M.: Beaucoup de femmes que je connais ne sont pas prêtes à bouger.

F.: Il faut agir. Ce n’est pas normal d’être virée parce qu’on demande l’égalité. La dernière manifestation à Berne en septembre m’a fait chaud au cœur, il y avait des hommes, des jeunes, des gens de toute nationalité.

M.: Il n’y a pas que les femmes qui doivent se battre pour égalité. Nous, nous sommes soutenues par nos maris, par nos fils.


* Prénoms d’emprunt

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