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Presse romande: comment en est-on arrivé là?

manifestation sauvons l'hebdo à Lausanne en février 2017
© Neil Labrador/Archives

La mobilisation en février 2017 n'aura pas suffi à sauver l'Hebdo.

Licenciements et fermetures de journaux sont de plus en plus souvent justifiés par un manque de rentabilité. Pourtant, la presse n’a pas toujours été le jouet de la finance et le rendement n’a pas toujours été son maître-mot

La presse romande a connu un foisonnement incroyable et se trouve aujourd’hui en situation critique. L’historien Alain Clavien retrace ce parcours sur plus de 200 ans et montre les mécanismes qui ont précipité le désastre actuel.

Si on laisse de côté les deux périodes de Guerre mondiale, le Journal de Genève a presque toujours perdu de l’argent, indique l’historien Alain Clavien. Pourtant les banquiers genevois l’ont toujours recapitalisé sans problèmes, «parce qu’ils y voyaient un sens», selon lui. Malgré son manque de rentabilité, le titre aura vécu plus de 200 ans avant d’être absorbé, en 1998, dans ce qui deviendra le quotidien romand de référence: Le Temps. Or, ce même journal vit aujourd’hui des heures difficiles. Et cette histoire n’est qu’un exemple parmi d’autres des bouleversements qui ont affecté la presse romande durant les dernières décennies. 

Il est parfois utile de remonter le temps pour mieux comprendre comment ces différents développements se sont enchaînés. Et c’est tout le mérite de l’ouvrage d’Alain Clavien*, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg, que d’éclairer les rouages et les enjeux de cette histoire. Ce livre retrace l’évolution des médias imprimés romands sur plus de deux siècles, en pointant notamment les mécanismes et les choix stratégiques qui ont fragilisé le secteur. Mais il montre aussi comment cette presse a d’abord accompagné l’instauration de la démocratie dans notre pays et nourri le débat. En voici quelques reflets…

 

Apprentissage de la liberté 

Durant une bonne partie du XIXesiècle, la presse est avant tout une affaire politique et sa vitalité est impressionnante. Ce ne sont pas moins de 120 feuilles d’opinion qui éclosent entre 1850 et 1870, indique l’historien. Ces publications ne requièrent guère d’investissement et elles sont à peu près le seul moyen de se faire entendre à l’époque, précise Alain Clavien. Aussi les voit-on naître dans «un flot ininterrompu» dès que la liberté de la presse est assurée. Les éditeurs n’attendent pas de retour sur investissement et prévoient très souvent des pertes. Le seul dividende escompté est de nature politique. Ce foisonnement s’accompagne aussi d’une mortalité presque équivalente. Quelques titres disparaissent pour des raisons de coûts, parce qu’ils représentent une position trop marginale et sont privés de soutien. Mais beaucoup n’ont pas non plus vocation de durer, car ils sont créés pour défendre un objet précis et se sabordent sans drame. D’autres enfin disparaissent à la suite de l’intervention musclée du pouvoir. Quand bien même la Constitution garantit la liberté de la presse, dès 1848, il faut «quelques années d’apprentissage» pour que le principe soit respecté, note l’historien. Il relève aussi que le ton polémique et volontiers virulent de l’époque «ne facilite pas l’indulgence». Au début, la tentation est assez grande, chez les libéraux comme chez les conservateurs, «de faire taire les plus gênants».

 

Du tout politique à l’apolitique

Un nouveau protagoniste apparaît dans le dernier tiers du XIXesiècle, qui se conçoit comme une démarche commerciale avant tout. La Tribune de Genève symbolise ce changement. Son fondateur, l’homme d’affaires américain James T. Bates, veut éditer un produit financé en grande partie par les annonces, ce qui permet de le proposer à un prix réduit et de viser une large audience. Son ambition intellectuelle est limitée: il s’agit de «faire un journal pour les concierges», alimenté essentiellement de faits divers. Le pari de Bates s’avère payant, puisque son journal devient le plus gros tirage romand et qu’il triple même en l’espace de cinq ans. La formule fait de nombreux émules, comme L’Impartial ou la Tribune de Lausanne, qui s’installent aussi dans ce créneau. S’ils ne visent pas spécialement le public des concierges, ces nouveaux titres proclament leur volonté de rester politiquement neutres et de se tenir loin «des polémiques irritantes». 

 

Dépendance à la publicité

Les annonces commencent dès lors à jouer un rôle crucial dans le financement des journaux. Des entreprises spécialisées dans l’affermage publicitaire voient le jour; elles sont appelées à devenir un acteur de poids dans cette branche qui peut de moins en moins se passer de cette ressource. C’est d’autant plus vrai que les investissements prennent l’ascenseur, dès la fin du XIXesiècle, quand de nombreux titres accélèrent leur rythme de parution. De bihebdomadaires, beaucoup deviennent quotidiens et requièrent dès lors davantage de plumes et d’équipement. La part de financement assurée par le biais de la publicité augmente de façon marquante: de 30% en 1882, elle passe à 50% en 1910. Or, cette tendance s’accentue encore durant la deuxième partie du XXesiècle: de 75% dans les années 1960, elle atteint les 90% quelques décennies plus tard. Il va sans dire que cette dépendance vis-à-vis de la manne publicitaire la rend extrêmement sensible aux variations conjoncturelles.

 

Déclin de la presse politique

La presse politique amorce un rapide déclin dès la fin des années 1960. A gauche comme à droite, on assiste à des disparitions en cascade de titres comme la syndicaliste Voix du pays (VS, 1963), la socialiste Sentinelle (NE, 1971), le catholique-conservateur Fribourgeois (1978). D’autres réduisent leur rythme de parution comme La Suisse libéraleou Le Confédéré (VS). La manière de vivre et de pratiquer la politique a changé, analyse l’historien. Cette décennie voit en particulier émerger un nouveau rapport à l’autorité. Le public est moins enclin à suivre les prises de position officielles et les avis autorisés des organes de parti. C’est un véritablement renversement qui s’opère durant cette décennie: de dominante, la presse politique devient de plus en plus marginale. Ce que l’on demande à la presse désormais, c’est de renseigner le lecteur de manière objective et de jouer le rôle de contre-pouvoir. Après une courte embellie dans les années 1980, s’amorce pourtant une longue période de mutations et de troubles, dont les conséquences n’ont pas encore fini de se faire sentir.

 

La dernière étape?

Dès la décennie suivante, la presse voit son lectorat s’éroder aussi sûrement que ses moyens de production. Avec l’avènement d’internet, de nouveaux diktats s’imposent dans le paysage, note l’historien. «Dématérialisation, interconnexion, gratuité, immédiateté, sont autant de mots d’ordre qui relèvent de l’utopie», souligne Alain Clavien. Mais c’est une utopie qui impose néanmoins ses standards. Les éditeurs font le pari d’attirer les jeunes en proposant des journaux gratuits puis en offrant le contenu de leur journal gracieusement en ligne. C’est un pari perdant, voire «une erreur historique», selon les termes du directeur de Ringier. Or, le pire est encore à venir: quand les éditeurs «sont à leur tour conquis par la mode de la financiarisation», analyse l’historien. La nouvelle génération qui prend les commandes «pressure la presse jusqu’à ce qu’elle perde sa raison d’être». Tout en exigeant des rendements de l’ordre de 15%, les éditeurs organisent la fuite de la publicité et privent ainsi les journaux de leur principale ressource.

* Alain Clavien, La presse romande, coll. Histoire.ch, Editions Antipodes, Lausanne, 2017.  

Les journalistes dans la tourmente…

En février dernier, Alain Claviena donné au Musée de Bagnes (VS) une conférence intitulée «Vie et mort de la presse romande», puis il s’est prêté au jeu des questions

Vous parlez de changement de génération à la tête des conseils d’administration?

Les grands groupes comme Tamedia se sont emparés des plateformes d’annonces sur internet qui sont des ressources extrêmement rentables. Ils continuent à percevoir l’argent de ces petites annonces, mais ils ont décidé que cette ressource ne revenait plus aux journaux. Le but de l’exercice est de distribuer des dividendes, non d’investir. Les éditeurs étaient auparavant plus soucieux de l’outil auquel ils étaient attachés. Par ailleurs, on peut relever que de nombreux journalistes ont enfourché avec enthousiasme le cheval du néo-libéralisme ces vingt dernières années, ceux de L’Hebdopar exemple: ils ont applaudi à ces recettes qui ont finalement tué leurs journaux.

On reproche pourtant souvent aux journalistes d’être trop positionnés à gauche?

Ce sentiment est né à partir du moment où les journalistes se sont donné comme mission d’être des investigateurs et se sont montrés critiques face au pouvoir. Le Watergate est l’exemple type du journalisme qui dénonce les dysfonctionnements des institutions et qui est dans toutes les têtes. D’autre part, j’observe que le traitement réservé aux diverses rubriques dénote d’attitudes et de positionnements bien distincts: plutôt moderne et progressiste quand il s’agit de sujets culturels, plutôt libéral et bourgeois quand on parle d’économie. On peut remarquer ces différences au sein d’un même quotidien comme Le Tempspar exemple.

Comment expliquer le manque de résistance de la profession?

Le métier de journaliste est récent, il s’est pour ainsi dire «inventé» au début du XXesiècle et il est vécu de manière très éclatée. Les divers acteurs intervenant dans la fabrication des journaux n’ont pas réfléchi de manière collective à ce qu’ils produisaient. Et même quand les différents métiers se sont organisés, ils se sont dotés de statuts distincts dans les syndicats. Est-ce qu’une tradition de lutte et une meilleure organisation de la profession auraient pu changer le cours des choses? On peut se poser la question. 

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