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Sur les chemins de l’équilibre

le berger avec son chien et ses moutons
© Thierry Porchet

Renaissance. Le métier de berger a permis à Steve Jaunin de se reconstruire.

A la suite d’un grave accident de travail, Steve Jaunin est devenu berger. Entre ses casquettes de conducteur de troupeau, formateur, compétiteur et juge international, il ne changerait aujourd’hui de métier pour rien au monde

Valeyres-sous-Montagny, campagne vaudoise. Quelque 80 moutons paissent sur un terrain privé, dispersés le long d’un versant pentu. Steve Jaunin, 46 ans, pousse la porte de la barrière entourant le pâturage. Regards doux et allure placide, Pedros, Larzac, Pagnol et Sencho, quatre ânes partageant l’espace du cheptel, viennent à sa rencontre. Le berger leur parle tout en les gratifiant de caresses. «J’en ai pris deux à la demande d’une amie. Les deux autres ont été sauvés de la boucherie. Leur intégration au troupeau a été difficile. Mais à force de patience, l’harmonie s’est installée. Aujourd’hui, les brebis viennent même mettre bas sous les équidés», raconte Steve Jaunin tout en relevant le rôle dissuasif et protecteur de ces animaux face aux dangers que représentent lynx, renards ou même chiens errants. «Depuis que je les ai accueillis en 2011, les renards ne m’ont plus prélevé de bêtes. Ils n’osent pas s’approcher, au risque de mourir sous un coup de sabot.» Vêtu d’une longue blouse noire, gestuelle bien à lui, le quadragénaire se dirige maintenant vers les ovins. A l’écart, des mères veillent sur leur toute jeune progéniture. Vulnérables et attendrissantes boules de laine... «Entre hier et aujourd’hui, dix agneaux sont nés. Que du bonheur», lance, ému, Steve Jaunin.

Parfaite maîtrise

Lumos, un jeune berger des Pyrénées, entre en scène. Les ordres claquent. Précis. Exécutés à la vitesse de l’éclair. La complicité entre le maître et le chien est palpable. L’observation, gage de cohésion. Le canidé répond à des injonctions géométriques: Carré! Il se couche. Rond! Il s’assied. Triangle! Il accourt vers son propriétaire... «Pour lui, j’ai choisi ce langage-là. Avec un de ses pairs, j’emploie des couleurs. L’idée consiste à pouvoir travailler avec plusieurs chiens à la fois», précise le berger qui en possède quatre. Course effrénée. Aboiements impératifs ponctuels. Tintinnabulement pluriel de cloches suspendues au cou de quelques ovins. Bêlements réprobateurs. Fougueux, le poil au vent, Lumos réunit en un temps trois mouvements brebis et béliers – dont une majorité d’ouessans et de skuddes, des races anciennes. «La raison des cloches? Elles servent au besoin à retrouver des bêtes dans le brouillard, la nuit. Leurs tonalités sont différentes, histoire de reconnaître leur détenteur: le meneur, le rebelle, le protecteur, etc. Chaque animal possède son caractère générant une hiérarchie naturelle entre eux. Et je peux assurer qu’ils sont bien plus intelligents que le croient les humains. Ils ne suivent pas juste comme des moutons», explique Steve Jaunin, désormais cerné par une mer laineuse noire, blanche et brune, formée de ses protégés blottis les uns contre les autres. Etonnant tableau de la parfaite maîtrise de sa conduite de troupeau. Alors que Lumos tente encore de ramener un récalcitrant qui, couché au sol, feint d’être mort. Avant de renoncer, dépité, à ramener la brebis égarée face à la sommation sans appel de son maître.

Promotion du pastoralisme

«Ce métier est affaire d’harmonie entre les moutons, les chiens, le berger et l’environnement. Cet équilibre me rend heureux. Comme une force invisible. Magique», note Steve Jaunin, propriétaire d’une bergerie au-dessus de Fiez comptant quelque 150 têtes qu’il mène d’une pâture à l’autre. «A l’heure des transhumances, les moutons poussent des cris de joie. Dansent», affirme le berger, tout en regrettant les dangers permanents liés à des automobilistes roulant trop vite ou les remarques de résidents fâchés contre les aboiements des chiens, s’offusquant de leur présence à l’extérieur, etc. «Cela me complique la vie. Mais c’est aussi mon rôle de mieux communiquer», déclare le Vaudois qui organise également des stages de conduite de troupeau, participe à des concours et intervient comme juge international. Avec le souci de promouvoir le pastoralisme. Et persuadé que le métier de berger, bien que de plus en plus rare, retrouvera à terme ses lettres de noblesse. Une activité qu’il a embrassée à la suite d’une conjoncture d’événements douloureux. Découvrant, dans leur sillage, l’extraordinaire capacité des races bergères. Dans le rétroviseur...

Ayko, son ange gardien

Le 18 août 2001, la vie de Steve Jaunin, alors mécanicien-électricien responsable d’une douzaine de personnes dans un département médical, bascule. Terrassé par un arc électrique, l’homme, marié et père de trois enfants, reçoit une décharge de 20000 volts. Arrêt cardiaque présumé. Destruction de la masse musculaire. L’homme endure un calvaire qu’il n’est pas près d’oublier et dont il garde des séquelles. «Je brûlais de l’intérieur», raconte Steve Jaunin qui, en plus des souffrances physiques, va devoir lutter plusieurs années jusqu’à la reconnaissance de son accident comme professionnel. Au terme de six ans de combat, aidé par Unia, la victime obtient enfin gain de cause, bénéficiant des prestations de la Suva et de l’assurance invalidité. Mais s’ensuit à ce drame, des douleurs chroniques à un bras et surtout des crises d’épilepsie qui limitent son indépendance. Dans les années 2004-2005, Steve Jaunin entend parler de chiens susceptibles d’aider les épileptiques. Il prend un chiot et décide de l’éduquer dans ce sens. Ayko, un berger des Pyrénées aujourd’hui âgé de 14 ans, entre dans sa vie. C’est une forme de renaissance. Le chien le motive à sortir. A se balader. L’aide à reconquérir sa liberté. Et devient son ange gardien, capable de prévenir les crises et d’aller chercher du secours. Une mission élargie, par la suite, à un autre de ses pairs, également formé dans ce but.

A quelque chose malheur est bon

«Ayko m’a sauvé plusieurs fois la vie», affirme Steve Jaunin qui a suivi avec ce dernier son premier stage de conduite de troupeau. «Une révélation. J’ai alors décidé de devenir berger.» S’ensuivent plusieurs formations qui conduisent entre autres le Vaudois au Larzac et dans le Valais, où un certain JP, un vieil homme aujourd’hui décédé, va jouer un rôle de mentor pour Steve Jaunin. «C’était une personne très solitaire, marginalisée, qui aimait sa montagne et ne manifestait aucun intérêt pour la société. Un homme qui parlait peu. Mais il m’a tout enseigné, m’invitant à faire table rase de ce que j’avais appris jusqu’alors, “du folklore”, pour me transmettre ses clefs.» Des étoiles dans les yeux, le berger raconte avec émotion ses rencontres avec ce montagnard installé sur les hauts d’Anzère, troquant parcimonieusement son savoir contre un pain noir et une bouteille de rouge. Des connaissances que partage à son tour Steve Jaunin qui, même si le métier se révèle dur – à l’extérieur par tous les temps, soumis à des horaires et des rythmes différents des proches –, se dit ravi de son existence. «Je suis aujourd’hui bien plus heureux, plus serein qu’avant mon accident. Grâce à ma reconstruction, j’ai une vie incroyable. D’échanges. D’enseignement. Je n’en voudrais pas une autre.»