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Symphonie en vie majeure

Nettoyage de l'étable.
© Alexis Voelin

Comme Regina, des personnes passent régulièrement quelques jours ou semaines pour aider. Ce jour-là, c’est le nettoyage de l’étable.

A Undervelier (JU), les habitants de la ferme du Montois refusent le salariat et partagent leur temps entre l’agriculture et l’activisme politique. Ce collectif fait partie de Longo Maï, réseau européen de dix coopératives autogérées, créé en 1973

Dans mon dos, le bourg d’Undervelier (JU), près de Delémont. J’emprunte le chemin bétonné vers la ferme du Montois pour la première fois. Juillet, c’est le mois des vacances, mais au bout de ce chemin, les congés n’existeront plus, ni les week-ends, les salaires, les horaires. Pas même les contrats de travail. Signer, c’est s’engager. Donc si rien n’est écrit, il faut parier sur la confiance, avancer en équilibriste dans la relation à l’autre.

Dès mon arrivée, un collier de prénoms se déroule entre le pas de la porte et la cuisine. Reto, Udo, Bernhard, Claude, Laura. Denise, Raymond, Esther, Camillo: les neuf habitants permanents. Ce midi, c’est au tour d’Esther de préparer le dîner. Elle s’est inscrite sur le planning. S’est engagée. Quelques minutes plus tard, un coup de clairon prévient loin à la ronde, sur les onze hectares de terrain, que le repas est prêt. Petit à petit, tout le monde arrive, puis le ballet commence entre le buffet et la table. Chacun se sert du risotto aux accents citronnés, courgettes et ciboulette.

Je viens d’arriver dans un pays: Longo Maï, «que cela dure longtemps» en provençal. Abrégez «Longo». Gentilé: Longomaïens. Régime politique: autogestion, avec un esprit libertaire. Longo Maï est le nom d’un réseau qui rassemble 200 personnes dans dix coopératives autogérées, en Suisse, France, Allemagne, Ukraine, Autriche. La ferme du Montois, l’une des plus petites, existe depuis 1987. Mais la racine de Longo Maï remonte à plus loin. En 1973, deux groupes activistes d’extrême gauche – Hydra en Suisse et Spartakus en Autriche – s’unirent pour fonder ces communautés dans des régions rurales désertifiées. La toute première et la plus peuplée, en Provence, rassemble 80 personnes aujourd’hui. Immédiatement, l’agriculture s’impose comme moyen de subsistance et comme rentrée d’argent; le militantisme aussi; le refus du salariat; les dons en soutien à leurs luttes pour la diversité des semences, pour l’accueil de réfugiés, contre l’agriculture industrielle.

Après manger, c’est la réunion du lundi. Je découvre le nerf du collectif: le consensus. Pas de président de séance, la parole coule et les décisions se prennent au fil des discussions. Ils ont une formule qui résume ce mode de gouvernance: «Le consensus, ça ne veut pas dire que tout le monde doit être d’accord avec la décision prise. Ça veut dire que tout le monde peut vivre avec cette décision.» A chacun la responsabilité d’opposer son veto si nécessaire. Le bien-être du groupe et celui de l’individu se balancent inlassablement. J’ai la sensation que cette réunion leur est vitale, l’impression que leur responsabilité débute ici, dans cette salle. Pas moyen, pas question d’être passif. Il faut s’exprimer, se renseigner, comprendre, se comprendre, se remettre en question, se sentir concerné par la moindre couture du monde.

Chorégraphie de brouettes

L’après-midi suivant, une dizaine de personnes participent à une chorégraphie d’outils et de brouettes. Il faut retirer le fumier de l’étable pour le nettoyage annuel. Camillo Römer, Allemand de 33 ans, chorégraphe de ce chantier, parle fort, fait rire, rit. Il est arrivé à Longo Maï jeune adulte, et habite au Montois depuis deux ans. Plusieurs tâches reviennent à chacune et à chacun. Lui s’occupe notamment des commandes de produits de la ferme; Denise Wipfli, une pionnière, lui passe le relais petit à petit. Elle a 66 ans, quarante-deux ans de Longo Maï. Les premiers Longomaïens ont les cheveux blancs. Un chapitre, décisif, est en train de s’écrire, main dans la main avec les jeunes générations.

L’eau a coulé sous les ponts depuis quarante ans. Campagne de presse diffamatoire; accusations d’être une secte, finalement démenties lors d’un procès; descentes de policiers: à certains moments, les Longomaïens étaient isolés, à contre-courant. Aujourd’hui, la lutte et l’agriculture communautaire se répandent et Longo Maï est relié à une cinquantaine d’autres projets à travers l’Europe, dont la ZAD de Nantes, en France. Claude Braun, 57 ans, est l’un de celles et de ceux qui participent à l’organisation de ces collaborations.

Le lendemain, je le rejoins dans un appartement que le collectif loue dans le bourg et qui sert de bureau. Claude y organise l’envoi de leurs publications, participe à la recherche de fonds, prépare également des actions avec d’autres militants. Car absence de salaire ne signifie pas absence d’argent. Les dépenses annuelles du Montois représentent un total de 200000 francs. La moitié provient des dons récoltés sous la bannière Pro Longo Maï, fondation basée à Bâle. L’autre moitié vient de la vente des produits de la ferme et des subventions agricoles. Pour les dépenses du quotidien, comme dans toutes les coopératives Longo Maï, chacun, en fonction de ses besoins, demande de l’argent de poche au responsable de la caisse commune, différent chaque semaine. «Ici, ma motivation n’est pas liée à la pression de générer un salaire, explique Claude. Ce qui me motive, c’est de transformer des idées en vie sociale, en vie publique. Je fais un boulot de secrétariat ordinaire, mais derrière, il y a des gens avec qui je partage un bout de conviction.» Puis, la matinée se déroule, entre e-mails et téléphones, puis Laura appelle de la ferme: le repas est prêt.

Pas tous des amis

Plus tard, je retrouve Esther Gerber, 53 ans, dans le petit jardin d’herbes aromatiques et médicinales devant la ferme. Avec des plantes cultivées ou sauvages, elle fabrique des préparations vendues sur les marchés et utilisées par les Longomaïens pour se soigner. En taillant ses rosiers de Damas, Esther raconte son parcours comme biologiste en laboratoire pendant seize ans. Elle vit ici depuis 2010. «Notre but commun nous tient ensemble, dit-elle. On est des compagnons de combat. Seule, c’est difficile, l’engagement. Ici, je peux plonger dans une sagesse, grâce à l’expérience collective.» Sont-ils toutes et tous des amis? Pas forcément, explique-t-elle, même s’il y a des amitiés. Des collègues? Pas vraiment. Des compagnons d’engagement, mot qui se cache dans tous les plis du collectif.

Un après-midi, j’aperçois Reto et Laura au milieu du troupeau de 80 moutons. Il faut les guider: traverser la rivière, grimper à flanc de colline. Et les moutons se mettent à paître. Je monte voir Laura Donzé, 29 ans, arrivée ici en 2016. On s’assoit au milieu des animaux qui essaient de manger mon carnet, mes chaussures, pendant qu’elle retrace son parcours: Sciences de l’environnement, puis arboriculture fruitière, avant d’opter pour l’action, au Montois. Elle est tombée amoureuse de Reto et du collectif lors d’un chantier. «Ce que j’aime, c’est vivre un souvenir ensemble, dit Laura. Et puis, aider les autres dans leur travail, ça permet de les remplacer quand ils ne sont pas là. Je ne dirais pas que je suis paysanne, mais plutôt que tous ensemble, le collectif, on est un paysan.»

Mon dernier jour ici est un samedi. Dans la soirée, une camionnette apparaît au bout du chemin. Une nouvelle famille emménage ce soir au Montois. Les parents et leurs deux enfants descendent de voiture pour se joindre au repas. Puis, la plus petite s’assoit sur la balançoire, pas rassurée. Elle s’élance, encore, dans un mouvement qui tend toujours vers l’équilibre.

A découvrir

Cet article est la version condensée d’un reportage texte et photos de 32 pages, réalisé en juillet 2019 pour Ici Bazar, revue qui explore un autre monde du travail, plus humain. La revue sur Longo Maï a été publiée en octobre. Une nouvelle édition, consacrée à l’Epicerie des Quatre Vents et à son épicière, à Moëlan-sur-Mer dans le sud Finistère, vient de paraître. Elle peut être commandée en ligne. Disponible également dans plusieurs librairies de Suisse romande.

Pour plus d’informations ou s’abonner: icibazar.com

Site de Longo Maï: prolongomaif.ch