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Destructions, résonance et splendeur

Un livre majeur du philosophe allemand Hartmut Rosa vient de paraître aux éditions La Découverte, en France. Il s’intitule Résonance – Une sociologie de la relation au monde. Et s’il tombe à point pour bénéficier à maintes de nos cervelles en désarroi, celui-ci fût-il inconscient, c’est qu’il leur propose de quoi relier plusieurs éléments tragiquement fragmentés par notre époque.

Dans ses travaux antérieurs, Rosa s’était penché sur les processus d’accélération qui marquent nos sociétés humaines, à partir d’une interrogation simple: pourquoi croyons-nous manquer toujours plus cruellement de temps, alors même que toujours plus de technologies sont censées nous en faire gagner?

Réponse de l’auteur: notre époque est soumise à des cercles vicieux faiblement apparents, parce qu’ils sont dissimulés sous les pratiques euphorisantes de la surconsommation marchande, mais qui sont d’une force et d’une prégnance extrêmes. Il songe notamment à celui de ces cercles qui précipite sans relâche les rythmes de l’innovation dans tous les domaines, du changement social et de notre existence quotidienne.

Et dont les effets sur notre esprit sont dévastateurs. Il déstabilise notre sentiment d’identité personnelle, rétrécit nos horizons d’attente vis-à-vis de nos congénères et même vis-à-vis des événements, qui sont organisés et mis en scène de manière à constituer des flux d’information toujours plus impérieux. Et à l’échelle collective, il détruit les ressources temporelles nécessaires à tout processus civique et politique de qualité.

 Comment ralentir, alors? Impossible, selon le philosophe. Si le problème est l’accélération, explique-t-il, la solution n’est pas la décélération. «Les processus de dynamisation modernes» ont en effet transformé de façon positive la vie de personnes innombrables, en élevant leur bien-être à des niveaux inégalés jusqu’ici. Aucun freinage concevable.

C’est à ce point du raisonnement que Rosa fait intervenir le concept de la «résonance». La «résonance», terme dont tout esprit critique se méfie tant il est dévalué par les tonalités exaltées que lui confère de nos jours la massive industrie du coaching psychique en tous genres. Mais la perspective de l’auteur est plus profonde.

Il cherche à définir une «résonance» capable d’induire une «vie bonne» qui ne soit pas seulement fondée sur des plans mesurables, symboliques et psychiques. Mais une «résonance» qui dépende aussi, et peut-être essentiellement, de notre «rapport au monde» rénové. Je veux dire dans les deux sens, exactement comme on pourrait dire qu’une conversation, c’est une parole allant dans ces deux sens.
Il s’agirait non seulement que nous sachions exercer notre action sur ce monde, ce dont notre espèce a l’habitude excessive et destructrice, mais aussi que nous réapprenions à recevoir de ce monde tout ce qu’il nous dispense. A nous «laisser prendre» par lui, à nous laisser toucher, à nous laisser transformer par ses richesses et ses pouvoirs.

Ce qui est exactement l’inverse de la relation chosifiante et muette à laquelle nous soumettent les sociétés humaines modernes. Et ce qui est exactement l’inverse, aussi, de la prédation folle que nous exerçons sur les animaux, les plantes, les forêts, les mers et les océans, et jusqu’à l’air que tout le vivant respire.

Rosa détaille ensuite lui-même. La «résonance» qu’il propose serait nourrie non seulement de notre expérience corporelle intime, celle de la respiration, par exemple, ou de l’alimentation, ou des sensations, mais aussi de nos implications sociales et de nos explorations cognitives dans les sphères de l’amitié, de l’amour et de la politique.

Et nourrie non seulement de nos relations avec une idée voire avec un idéal, à propos de la nature, de la religion, de l’art ou de l’histoire, mais aussi de nos réflexions développées sur les thèmes des artefacts, de la représentation, du travail, de l’éducation ou du sport.

Voilà. Ce qui sidère à la lecture de Rosa, au fond, c’est qu’il modélise en sa qualité d’essayiste, à l’adresse de ses lecteurs aliénés par l’Aujourd’hui, un vœu très ancien. Celui que s’efforcent d’accomplir tout vieil enfant grandi naguère dans les replis de la nature menacée de destruction depuis lors, tout artiste réfractaire aux dimensions les plus vaines de l’industrie culturelle, et tout adolescent dévasté par la brutalité de son avenir dans les mégalopoles aux mains des prédateurs. Le vœu du qui-vive poétique et politique, et de la guerre comme seule voie de salut: 1er Mai !