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Horizontale boulangerie

boulangère devant son four
© Alexis Voelin

«Le four est comme un révélateur en photo. Il y a des règles de façonnage mais la cuisson décide de l’aspect final.» (Vanessa)

Mellionnec, en Centre-Bretagne: à L’Arbre à Pain, il n’y a pas de chef. Ce fournil a le statut de Société coopérative de production (Scop), que les six boulangères et boulangers doivent gérer tout en faisant leur pain. A moins que ce ne soit l’inverse

Il est là, droit devant, imposant. Le four. Sa chambre de cuisson de huit mètres carrés. Une salle en soi. Cœur du fournil de L’Arbre à Pain, à Mellionnec dans les Côtes-d’Armor, en France. Face au feu, des doigts agiles s’agitent quotidiennement. L’équipe change tous les jours. Six boulangères et boulangers, associés, dirigent cette Scop, créée en 2015. A la fois salariés et dirigeants qui ont investi de l’argent dans l’entreprise, les membres du fournil ont pris le principe de la Scop au pied de la lettre: ils cultivent une gestion la plus démocratique possible. Quatre autres personnes, elles, sont employées, informées des discussions mais sans pouvoir de décision. Toutes et tous, employés et associés, ont le même salaire: 1400 euros net sur la base de 35 heures, un peu plus que le Smic*. Issus de différentes filières, presque tous ont vécu des reconversions. Trentenaires pour les plus âgés, avec ou sans enfants.

Pour ce reportage, je m’attendais à devoir me lever à l’aube. Mais non. S’ils s’échinent à tout décider et à gérer à plusieurs, c’est dans le but de diminuer les contraintes du métier. Dont le travail de nuit. La Scop est leur laboratoire pour s’inventer un cadre professionnel. Les premiers jours, je m’imprègne de leur danse, semblable à chaque fournée. Abdou, apprenti, allume le feu dans le foyer, pendant que d’autres mains travaillent à façonner les pains, plus loin. Abdou, Léa, Jérôme, Aurélien se croisent, se parlent. Lors de notre première rencontre, ils m’avaient prévenue qu’ils discutaient beaucoup en travaillant. Exact. C’est le propre des travailleurs libres: être vivants.

Décomplexés

Le jeudi, le fournil n’a plus qu’une voix, celle de Vanessa qui s’occupe de l’unique fournée de la journée. Les trappes du four vibrent sous l’effet de la puissance du brasier, les joues rosissent. En attendant d’enfourner ses 60 kilos de pain, Vanessa commente. Décomplexés: elle prononce ce mot du bout des lèvres, pour dire quelle sorte de boulangers ils sont. «On ne réinvente pas le pain, mais plutôt la manière de le faire, les conditions de travail, dit-elle. On se laisse des libertés. Sinon on deviendrait fous, ce serait l’inverse de la créativité, on serait des machines. Et puis, s’il fallait une seule et même méthode, la première difficulté serait de se mettre d’accord sur laquelle choisir.»

La constante: le pain est fabriqué avec de la farine biologique et du levain naturel, à fermentation lente. Boulangers décomplexés: cela signifie notamment remettre en question certaines évidences. Dans l’histoire de la Scop, plusieurs événements ont marqué les esprits, dont celui-ci: en 2019, les associés du fournil convenaient – non par un vote mais par une longue discussion au fil de réunions – d’arrêter le travail de nuit. Une révolution. Pour eux, mais aussi pour certains clients, au village ou sur les marchés, privés de baguettes et de viennoiseries fraîches. Loin d’être un détail.

Question: le plaisir de déguster une baguette ou un croissant chaud, tous les matins, justifie-t-il de mettre en jeu la santé des boulangers? «Pourquoi se sacrifier pour que les gens puissent manger des viennoiseries plus fraîches? Ce n’est pas vital!» Léa, les mains dans la pâte. Qui dit ce qu’elle pense. Que le travail de nuit est mauvais pour la santé. Arrivée ici en 2013, elle a concilié, durant un an, travail nocturne et sorties de trentenaire, le soir. Epuisant. A cette époque, le fournil n’était pas encore une coopérative mais en avait l’âme. Toute l’équipe réfléchit à une solution. Et un jour, lors d’une réunion, Léa remet tout bonnement les nuits en question. Pourquoi ne pas arrêter? L’idée fait son chemin et, finalement, la décision est prise. Au départ, ils doivent encaisser les remarques des mécontents, les jugements. Désormais, pour palier le manque, chaque lundi ils fabriquent deux cents viennoiseries, stockées dans une chambre de surgélation et cuites tout au long de la semaine; juste pour l’épicerie du village et le marché le plus proche. Reste le vendredi matin. Ce jour-là, chacun à tour de rôle commence à 3h. Puis, les fournées s’enchaînent jusqu’à 20h, pour la production du week-end.

Que ce soit pour la fabrication ou pour la gestion, ils font à leur rythme, autonomes. Mais il y a tout de même un moule: le groupe, auquel il faut correspondre. «Tout le monde n’est pas fait pour les contraintes du pouvoir, explique avec emphase Fabien, l’associé le plus ancien. On a l’ambition d’une démocratie, mais même à sept ou huit, c’est difficile. Il faut des gens bien intentionnés. Donc il y a une sorte de sélection, un entre-soi. C’est quand même le meilleur système que je vois.»

Dans le bureau, Aurélien m’explique que, même s’il apprécie le fait de se laisser des libertés, pour lui, n’importe quel emploi est synonyme de contrainte. «On n’a pas tous la même tolérance ni la même exigence, dit-il. Le zéro contrainte fait débat au sein de la Scop, car c’est quelque chose de subjectif. Pour moi, sans contrainte, il n’y a pas de plaisir.» Même s’ils partagent les responsabilités, certaines tâches ont été attribuées. Aurélien s’occupe de la comptabilité. En 2015, alors qu’il venait d’arriver, tous décidaient de baisser leurs salaires pour que la Scop perdure. Aujourd’hui, le chiffre d’affaires annuel s’élève à 360000 euros et, pour la première fois, ils ont réalisé un bénéfice en 2019. Pour cause, l’arrêt de la pâtisserie, qui n’était pas rentable.

L’importance de l’humour

Il y a des matins où le soleil se débine, dissimulé derrière des masses noires de nuages poussées par de fortes rafales de vent. Ce mardi est un de ces jours-là. Dans la tempête, une voix se fait entendre sur un marché. «Vous avez de la baguette? – Non. – Alors un semi-complet.» Derrière le stand de L’Arbre à Pain, je retrouve Fabien et Cyril, engourdis par le froid, café chaud à la main, près de leur camion. En plus des marchés, une Biocoop et l’épicerie du village: ils vendent leurs 40 sortes de pains dans un rayon de 70 kilomètres.

Retour au fournil où la chaleur ambiante fait tout de suite oublier les pieds trempés. Martin, l’un des plus anciens, s’apprête à quitter l’équipe. «La Scop, c’est une bonne piste, dit-il. Ce n’est pas un outil parfait, tout prend du temps et tout le monde n’a pas la même connaissance de l’autogestion. Il y a parfois un manque d’efficacité dans la prise de décision à cause de l’organisation collective, mais on partage les envies, les idées.» Pour désamorcer les tensions ou les désaccords, Martin souligne l’importance de l’humour. Car tout ne peut pas toujours être résolu. Blagues. Jeux de mots. Provocations. Autodérision. A L’Arbre à Pain, c’est vrai, le rire est un ingrédient essentiel de la recette.

Martin s’en va, Fabien évoque un besoin de vacances. Bref, une page se tourne dans le collectif. Je me mets à imaginer leur avenir comme si tout allait continuer normalement. Jusqu’à ce jour de mars. Emmanuel Macron annonce le confinement de tout le pays, au sein d’une Europe qui s’immobilise. Les boulangères et les boulangers ont tout de suite pris des mesures, mais ont continué à colporter leurs pains, fruits essentiels, fruits d’un travail à plusieurs mains, fruits d’un arbre aux solides et solidaires racines.

* Smic mensuel net sur une base de 35 heures par semaine: 1219 euros (selon le site internet: service-public.fr).

Site de L’Arbre à Pain sur: larbreapain.coop

Le reportage a été réalisé du 7 au 17 janvier 2020, à Mellionnec (Côtes-d’Armor, Bretagne, France). Cet article est la version condensée de celui publié dans Ici Bazar, revue qui explore un autre monde du travail, plus humain.
Pour commander la revue, découvrir le dernier numéro consacré à un fabricant de globes terrestres, ou s’abonner, aller sur: icibazar.com