Aller au contenu principal
Menu

Thèmes

Rubriques

abonnement

Le cinéma, outil de rêve et de militance

Portrait de Keerthigan Sivakumar.
© Vithyaah Subramaniam

Keerthigan Sivakumar, un destin loin des clichés.

Réfugié sri-lankais, Keerthigan Sivakumar se nourrit de ses expériences pour filmer l’exil et l’intégration dans toutes ses nuances

Le parcours de Keerthigan Sivakumar est aussi imprévisible que l’est le coup de cricket dénommé Doosra, devenu le titre de son film primé aux Journées de Soleure 2022. Ce court métrage plonge dans la solitude d’un réfugié dont le besoin de se rendre utile ne trouve jamais l’issue espérée. Une histoire qui fait écho à celle du jeune cinéaste au surprenant parcours. Tout juste sorti de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL), il a déjà plusieurs réalisations à son actif, notamment Vice Versa mandaté par Appartenances où il travaille comme interprète communautaire. Il a aussi réalisé un documentaire R comme Collectif sur les militants de ce mouvement ayant soutenu de nombreux requérants d’asile sous le coup d’un renvoi dans le cadre des accords de Dublin.

Ses films soulèvent les questions de l’accueil, de l’intégration, du racisme, du regard sur l’autre. Avec délicatesse, nuances et sensibilité, Keerthigan Sivakumar distille ses expériences personnelles et ses réflexions qui rejoignent l’universel. Libre, il entremêle biographie et imaginaire. «Le cinéma est fabuleux, car je peux ajouter de la fiction à ce que j’ai vécu et faire se réaliser mes utopies. Autrement dit, rendre réel dans le film ce dont j’ai rêvé», explique-t-il.

Coûteux exil

Mais revenons au début de son histoire: Keerthigan naît à Jaffna, dans le nord du Sri Lanka, en 1988. La guerre civile fait rage entre la guérilla des Tigres de l’Eelam tamoul et le Gouvernement cinghalais. Sa famille déménage au sud de l’île, à Kandy, où il peut poursuivre ses études, tout comme ses frères et sa sœur. «La guerre était comme normalisée», résume celui qui en a gardé des traces, à l’instar de tout un peuple.

Adolescent, il reçoit une caméra de son père. Un cadeau dont il prendra conscience de la valeur en filmant les funérailles de sa grand-mère. Car c’est lors de ce moment de deuil que naît sa vocation. Une passion qui sera tout autant freinée qu’encouragée par son exil. Le chemin est tortueux, passant notamment par la cave d’un ami au Sri Lanka où il doit se cacher plusieurs mois. Une caverne d’Ali Baba pour ce féru de cinéma, puisqu’elle regorge de films du monde entier. Dans cette vidéothèque improbable, il sera frappé par A la recherche du bonheur, de Gabriele Muccino. «Ce film a été le déclic pour prendre ma vie en main», lâche Keerthigan Sivakumar, qui décide alors de partir en Suisse, sans idée aucune sur ce pays.

Si son voyage se fait par avion jusqu’à l’aéroport de Bâle, en 2009, c’est au prix de plusieurs dizaines de milliers de francs dus aux passeurs. «Beaucoup d’immigrés sri-lankais ne pensent qu’à une chose quand ils arrivent à destination: rembourser leur dette qui peut se monter entre 25000 et 40000 francs. Ainsi, ils se sentent, en général, obligés d’accepter n’importe quel poste, souvent des travaux sous qualifiés», explique celui qui a travaillé dans une usine, puis dans un magasin tamoul. Parallèlement, il écrit pour un journal indien en ligne et participe au média Voix d’Exils. Surtout, il apprend le français avec assiduité et ouvre son horizon au-delà du centre d’asile de Sainte-Croix. «Je ne connaissais rien de la Suisse. Je me suis rendu compte seulement après coup qu’on était mis à l’écart.»

Le couperet tombe en 2013: sa demande d’asile est refusée. Il a trente jours pour quitter le pays. Un choc, violent. C’est grâce aux militants du collectif Droit de rester qu’il relève la tête, fait recours contre cette décision négative et réalise qu’il doit avancer, même sans permis.

Le jeune requérant bénéficie aussi, à son grand désarroi, d’un drame, celui d’une famille tamoule expulsée et emprisonnée à son arrivée au Sri Lanka. Cet événement mobilise alors les organisations de défense des droits humains qui poussent la Confédération à suspendre les renvois vers ce pays dont l’instabilité est chronique jusqu’à aujourd’hui.

Peu après, Keerthigan Sivakumar reçoit finalement le statut de réfugié. S’il a déjà entamé des études à l’Ecole romande d’arts et communication (Eracom), il peut enfin se projeter dans l’avenir, continuer ses études à l’ECAL, revoir ses parents en Inde, se marier...

Son regard de migrant

En ce moment, il travaille sur un court et un long métrage. «Je fais partie du cinéma suisse, pourtant si peu inclusif. Et, en même temps, je suis constitué de mon passé et de mon regard de migrant. D’où ma nécessité de parler des discriminations depuis ma position de réfugié sri-lankais. Je ne me sentirais pas légitime de parler d’un migrant afghan par exemple. Quant aux films faits par des Européens sur la migration, ils tombent souvent un peu à côté, dans les stéréotypes, sans même assumer le fait que c’est leur propre point de vue...» Si Keerthigan Sivakumar est exigeant et critique, il l’est avant tout avec lui-même, décryptant sans cesse ses propres préjugés. «Je sens que c’est à moi, d’abord, de changer.»

Il pourfend le système d’asile qui ne permet pas d’être soi-même. «On met notre masque de réfugié et on suit ce qu’on nous demande de faire. On attend désespérément un permis, et on n’avance pas. Or, on a beaucoup à donner, si on nous en laisse l’occasion. Je ne sais pas à quel point je suis naïf, mais je reste optimiste. “Un changement révolutionnaire peut venir d’une simple réflexion”, m’a souvent dit mon amie Graziella.» L’une de ces nombreuses militantes à qui il exprime toute sa reconnaissance.