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Le poids d’une colonne

Fresque en hommage à Courbet à La Tour-de-Peilz.
© Clovis Paul Toraman

Peinte sur la façade de la piscine de La Tour-de-Peilz, la fresque en hommage à Courbet évoque notamment l’un de ses célèbres autoportraits, Le désespéré, réalisé entre 1843 et 1845.

Le 16 mai 1871, la colonne Vendôme est abattue sur décret par la Commune de Paris. Le Gouvernement versaillais a poursuivi pour cela le peintre Gustave Courbet qui s’exile en Suisse, à La Tour-de-Peilz, où un parcours à ciel ouvert lui est consacré. Visite et retour sur la part de responsabilité du peintre dans cet événement

Gustave Courbet s’est exilé en Suisse en 1872 après les événements de la Commune de Paris pendant lesquels il s’est illustré un peu malgré lui dans le cadre de l’abattage de la colonne Vendôme par les insurgés. A la suite de cela, il a été poursuivi par l’Etat français qui lui a réclamé une somme conséquente pour le remontage de la colonne. Le peintre, en fuite, a finalement trouvé refuge à La Tour-de-Peilz où il finira ses jours sans avoir pu rembourser la somme demandée.

Courbet célébré

Afin de fêter le bicentenaire de la naissance de Gustave Courbet, la Ville de La Tour-de-Peilz a inauguré en 2019 un parcours muséal à ciel ouvert qui relate les dernières années du peintre réaliste dans la région veveysanne. Ce parcours pédagogique commence sur la place de l’Hôtel-de-Ville où se dresse un buste de la Liberté. Une sculpture offerte par l’artiste à la Ville afin de la remercier de son accueil. Ce buste, dont le regard est tourné vers la France, et plus précisément vers Paris, a été inauguré le 15 août 1875 en présence de Courbet. A proximité de la place de l’Hôtel-de-Ville se trouve l’emplacement de son ancienne tombe. Sa dépouille ayant été déplacée à Ornans, sa ville natale dans le Doubs en 1919, seule subsiste une stèle gravée en sa mémoire. Elle jouxte l’un des collèges de la ville qui porte également son nom. A proximité toujours, une immense fresque transpose l’une de ses célèbres peintures Le désespéré (1843-1845). Réalisée de manière monumentale sur la façade de la piscine municipale, elle se trouve proche de l’emplacement de l’ancien Café du Centre, un lieu aujourd’hui détruit où Courbet avait pris ses habitudes afin de sortir de sa solitude d’exilé ruiné.

Quittons ensuite le centre-ville pour nous diriger vers le lac. La Becque est un lieu proche du port dont le point de vue offre un large et magnifique dégagement sur le lac Léman et les Dents du Midi. Courbet y a d’ailleurs peint, en 1876, une toile intitulée... Vue du Léman. Rebroussons chemin à présent en direction de Vevey, jusqu’à atteindre, surplombant le port, son ancienne demeure dans laquelle il s’est installé en 1875. Puis, longeons le bord du lac en direction du château de La Tour-de-Peilz pour rejoindre un nouvel emplacement relatant la rencontre de Courbet avec François Bocion, peintre lacustre passionné par le Léman et natif de Lausanne. C’est d’ailleurs ce dernier qui, après la mort de Courbet en 1877, s’est chargé d’effectuer l’inventaire de ses toiles et de ses sculptures afin de rembourser la somme que l’Etat français lui réclamait pour la reconstruction de la colonne Vendôme.

A la suite des événements tragiques de la Commune et de la Semaine sanglante, au même titre que Courbet, les réfugiés et les exilés ont été nombreuses et nombreux. Victorine Brocher par exemple, qui s’est illustrée pour avoir incendié la Cour des comptes de Paris, a été recherchée et condamnée à mort. Elle s’est enfuie à Genève où elle a notamment assisté à une réunion de la Première Internationale. Anarchiste et internationaliste, elle rencontre Louise Michel en 1871 et enseigne dans son école internationale qu’elle a participé à cofonder à Londres en 1886. Elle retourne à Lausanne en 1892 en compagnie de son mari. En 1909, elle publie ses mémoires, puis, malade, meurt à Lausanne en 1921. Louise Michel, elle, est déportée en Nouvelle-Calédonie.

Buste La Liberté
La Liberté, initialement nommée Helvetia, a été réalisée et offerte par Courbet à la Ville de La Tour-de-Peilz pour la remercier de son hospitalité. © Clovis Paul Toraman

 

La Riviera et ses hôtes illustres

La région de Montreux et de Vevey, au-delà de la réputation de ses paysages de cartes postales, a régulièrement accueilli et vu défiler bon nombre de personnalités en raison notamment du boom hôtelier des années 1900*. Victor Hugo visita la Suisse en septembre 1839 et séjourna dans le luxueux Hôtel Byron à Villeneuve en 1883. Elisée Reclus, géographe et anarchiste naturaliste se fera construire une maison à Clarens en 1879 (avec l’argent de sa femme...): la villa le Rivage où Pierre Kropotkine fut également son hôte. Vladimir Ilich Oulianov, plus connu sous le nom de Lénine, séjournera une première fois en Suisse en 1895. Cette année-là déjà, il passe le col de Jaman. En 1914, il donne une conférence à Clarens. Il passe deux nuits dans une pension à Tavel, ainsi que quelques autres dans une ferme située à Baugy. Il est dit que certains habitants des hauts de la commune avaient eu avec lui d’amicales conversations. Rosa Luxemburg quitte la Pologne en 1889 afin de se rendre à Zurich pour étudier à l’université. Elle y rencontrera Leo Jogiches, son grand amour révolutionnaire. Elle séjournera à plusieurs reprises dans une pension à Chailly-sur-Clarens entre 1907 et 1914.

*Source: Montreux et ses hôtes illustres, Veytaux – Villeneuve, Albert Gonthier, Editions Cabédita, 1999.

Une stèle rappelle l’emplacement de la tombe de Courbet.
Une stèle rappelle l’emplacement de la tombe de Courbet. © Clovis Paul Toraman

 

Courbet accablé

L’abattage de la colonne Vendôme a d’abord été une décision et un acte collectif. Il serait donc injuste et erroné d’en imputer la responsabilité à Courbet. Celui-ci avait été nommé président de la commission des Arts, commission alors chargée de promouvoir et de permettre le déroulement des activités artistiques sous la Commune. Cependant, la volonté du mouvement populaire l’a dépassé.

Cette volonté collective est clairement exprimée par le Conseil de la Commune tenu le 12 avril 1871: «La Commune de Paris, considérant que la colonne impériale de la place Vendôme est un monument de barbarie, un symbole de force brute et de fausse gloire, une affirmation du militarisme, une négation du droit international, une insulte permanente des vainqueurs sur les vaincus, un attentat perpétuel à l’un des trois grands principes de la République française, la fraternité, décrète: article unique – La colonne Vendôme sera démolie.» La démolition a finalement eu lieu le 16 mai, soit plus d’un mois après la ratification du décret.

Courbet n’était pas allé jusqu’à demander la destruction de la colonne Vendôme, mais bien son déboulonnage et son déplacement afin de la remonter aux Invalides, autre lieu symbolique et représentatif des barbaries passées. Il se défendra d’ailleurs lui-même et avec force des accusations relatives à l’abattage et à la chute de la colonne, tentant alors de sauver sa peau. Néanmoins, il est seul condamné à payer la somme de 323091 francs et 68 centimes, somme pour laquelle il demande un arrangement de paiement. Il lui est alors octroyé de payer 10000 francs par an, ce pendant 33 ans.

La colonne est finalement remontée à son emplacement d’origine et Courbet s’exile en Suisse. Il décède avant d’avoir pu rembourser la première tranche du paiement. Dans cette histoire, le peintre n’est en définitive qu’un bouc émissaire, car il en fallait bien un pour le camp versaillais.

La misère de l’art

Malgré ces déboires qui l’accablent, nous devons à Gustave Courbet des peintures qui demeurent célèbres comme L’origine du monde (1866), un tableau faisant toujours scandale de nos jours parmi les moralistes et les puritains, mais aussi le portrait de Joseph Proudhon et ses enfants, peint en 1865. Originellement, Euphrasie, l’épouse de Proudhon, apparaissait sur la toile mais elle a finalement été recouverte. Proudhon était non seulement férocement antisémite, mais également fortement misogyne. Courbet réalisera néanmoins deux autres portraits en buste, l’un d’Euphrasie ainsi qu’un second de Proudhon. A noter que l’artiste était plus proche de Bakounine ou de Proudhon qu’il ne pouvait l’être de Marx, d’Engels ou de la Première Internationale.

Karl Marx ayant suivi de très près le déroulement des événements de la Commune de Paris et, sans pour autant aller jusqu’à parler de parole prophétique, a néanmoins eu la forte intuition que, tôt ou tard, la colonne Vendôme serait abattue. Cette prévision historique et politique se trouve en toute fin d’un texte (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1851) où Marx s’en prend longuement à Napoléon. Voici cette phrase: «Mais le jour où le manteau impérial tombera enfin sur les épaules de Louis Bonaparte, la statue d’airain de Napoléon s’écroulera du haut de la colonne Vendôme.»

Réflexion sur l’avenir des monuments

A la citation de Marx mentionnée ci-dessus, nous pourrions ajouter cette importante maxime que l’on doit au penseur marxiste proche de l’Ecole de Francfort, Walter Benjamin, selon laquelle «[i]l n’y a pas une illustration de la culture qui ne soit pas aussi une illustration de la barbarie».

Une fois ce principe général assimilé, il devient plus difficile d’admirer des monuments tels que la colonne Vendôme ou l’Arc de Triomphe sans éprouver un frisson horrifié doublé d’un sentiment iconoclaste. Un sentiment que nous pouvons toujours percevoir aujourd’hui alors que les abattages et les renversements de statues dans le cadre des mouvements décoloniaux contemporains ont largement repris de la vigueur dans le monde occidental, notamment après la mort tragique de l’Afro-Américain George Floyd étouffé par un policier blanc le 25 mai 2020.

A la suite de cet énième drame, avec toujours comme trame de fond le racisme structurel propre aux Etats-Unis et à son histoire esclavagiste et ségrégationniste, d’importantes protestations s’inscrivant dans le sillage du mouvement Black Lives Matter et des mouvements indigénistes amérindiens sont une nouvelle fois apparues aux Etats-Unis et se sont propagées au monde occidental et en Europe. C’est dans ce contexte que plusieurs statues ont été abattues ou attaquées à la peinture aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Belgique en Amérique latine ou encore en Suisse.

Plus proche de nous donc, rappelons que la ville de Neuchâtel abrite toujours la statue de David de Pury, un négociant colonial suisse ayant fait fortune dans le commerce de bois précieux et de diamants. Bien qu’il ne fût pas un esclavagiste à proprement parler, son négoce profita néanmoins de la force de travail arrachée aux personnes rendues à la condition d’esclaves. Egalement philanthrope, il fit profiter la Ville de Neuchâtel de sa générosité, y léguant jadis d’importantes sommes pour y bâtir diverses infrastructures.

A la suite d’une dégradation à la peinture de sa statue, ainsi qu’à la demande de l’association Collectif pour la mémoire, soutenue par une pétition ayant rassemblé environ 2600 signatures, Neuchâtel a décidé d’y apposer une plaque explicative. Elle est destinée à prodiguer une distance et une lecture critique sur David de Pury et sa vie. La statue a néanmoins obtenu le droit de rester en place... toisant ainsi toujours qui la regarde de son insolence de marbre.