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Quand la politique se fait en marchant

Autour de la Suisse la Marche pour les droits et la dignité humaine sensibilise la population à la politique migratoire

Mille kilomètres en deux mois, à travers la Suisse, à la rencontre de la population et des associations de soutien aux migrants, tel est le défi de la Bainvegni Fugitivs Marsch partie du Tessin le 14 octobre. Une folle équipée pour défendre les droits des réfugiés. Rencontre un mois et 600 kilomètres après le départ.

Abri PC de Saint-Aubin. Sous terre, une petite grappe de personnes se prépare pour une nouvelle étape de 19 kilomètres jusqu'à Yverdon. Lisa, Egia, Grazia, Maria, Cornelia, Alaa, Frank et Karrar ont dormi plus ou moins bien selon les tempéraments et la proximité des ronflements des voisins. Les trois premières sont sur la route depuis un mois. Les autres depuis quelques jours ou quelques semaines. Cette marche autour de la Suisse pour les droits et la dignité humaine s'intitule Bainvegni Fugitivs Marsch. Un nom compliqué à prononcer - qui signifie marche de bienvenue aux réfugiés en romanche - pour une action simple, concrète, horizontale, ouverte à tous: marcher pour demander une politique d'asile respectueuse des droits humains. Lisa Bosia Mirra - députée socialiste au Tessin, qui a été amendée pour avoir aidé des personnes migrantes coincées en Italie à entrer en Suisse (L'ES du 11 octobre) - est l'initiatrice de ce projet. Avec le soutien de Claude Braun, membre du Forum civique européen, puis celui d'une trentaine d'associations et de partis, elle a mis sur pied cette marche en quelques mois avec tout l'enthousiasme qui la caractérise.
En cette journée du 16 novembre, après avoir rangé, et empaqueté les bagages dans deux vieilles bagnoles, le cortège s'ébranle et prend vite son rythme de croisière. «On reviendra chercher les voitures plus tard», explique Lisa. «Quand on est beaucoup, deux d'entre nous s'occupent de la logistique, d'amener les affaires, de préparer le repas de midi. Aujourd'hui, on va tous marcher et on mangera au restaurant.» Un luxe pour cette équipe de bénévoles qui compte sur la générosité des associations locales qui les accueillent.

Des migrants dans l'aventure
Le petit cortège d'une douzaine de personnes se met en marche d'un pas alerte. Hier, ils étaient une trentaine à parcourir les quelque 20 kilomètres entre Neuchâtel et Saint-Aubin. «Beaucoup viennent le temps d'une journée. Quant aux requérants d'asile, ils ont souvent des contraintes administratives», explique Lisa, pendant que Karrar, d'Irak, et Alaa, de Palestine, fredonnent des chansons romantiques d'origine égyptienne.
Marcher, les deux jeunes hommes connaissent. Le premier a quitté l'Irak et est parvenu après un long périple jusqu'ici...
Alaa a pris l'avion jusqu'en Turquie puis a marché jusqu'à Athènes. «Depuis qu'ils ont fermé les frontières, on ne peut plus passer par la mer sans se faire attraper», explique celui qui est arrivé en Suisse en août dernier, après avoir «raté» son vol cinq fois à destination de la Hollande, de la Belgique, de la France, de l'Allemagne, et de l'Italie, son faux passeport ayant été démasqué. Finalement, il a pu embarquer pour la Suisse. «Dieu a choisi que j'arrive dans ce pays. J'ai voulu continuer directement en train pour la Hollande où vit mon amoureuse, mais j'ai été arrêté à Bâle.» Il dépose alors une demande d'asile. En attente d'une décision, faute d'autorisation pour travailler, il marche, confiant en son avenir. «Il faut se battre pour son rêve.»

A chaque étape ses surprises
Lisa raconte: «Chaque jour est différent. Parfois tout est bien préparé par les associations sur place. Et parfois on doit trouver une solution à la dernière minute. A Berne, c'est un pasteur, Andreas Nufer, qui nous a ouvert ses portes. C'est un exercice de confiance dans la marche, dans le groupe, dans le soutien des autres, dans le monde... De nombreuses expériences montrent qu'il est possible de vivre ensemble, d'apprendre les uns des autres. J'ai beaucoup aimé l'approche des "Autonome Schule" qui laissent les migrants s'autogérer. Et l'accueil a été très chaleureux dans le canton de Neuchâtel. Hier soir, nous avons eu droit à un concert fabuleux et très touchant d'un réfugié arménien et de son fils! Un peu partout, nous avons rencontré des signes de solidarité extraordinaires.» Preuve en est l'histoire de Maria dont les souliers étaient cassés, et qui s'est vu offrir une paire quasi neuve dans le restaurant où elle demandait de la colle...
En plus de créer des liens, la marche a aussi pour but de dénoncer les durcissements dans le domaine de l'asile. «Si la Suisse n'a pas construit de murs aux frontières, c'est qu'elle a une bureaucratie qui remplit ce rôle. On est dans une politique de contrôle au faciès et de rejet, alors que les réfugiés (tous statuts confondus, ndlr) ne représentent que 1,2% de la population...», s'indigne Lisa. Et l'activiste de souligner la diversité des approches cantonales: «La Suisse est compliquée. En une journée, on peut traverser à pied 3 cantons, dont chacun a ses propres règles. Certains permettent aux migrants d'étudier à l'Université, d'autres non. Certains intègrent les enfants directement dans le cursus scolaire, d'autres non, etc. C'est le hasard qui décide du sort de tel ou tel migrant. C'est absurde...» Humaniste, Lisa peut aussi tenir un discours économique. «Les immigrés rapportent beaucoup plus qu'ils ne coûtent. C'est eux aussi qui soutiennent leurs familles au pays pour empêcher que les gens partent. Face à une population vieillissante, soit on fait 4 enfants, soit on est favorable aux migrants...»
Lisa parle, généreusement, sans montrer aucune trace de fatigue. «Hier on a fêté un mois de marche, 600 kilomètres... Il nous en reste 400, plus que trois semaines», soupire avec regret la nomade dans l'âme. Elle a déjà participé à la marche Berlin-Alep qui s'est arrêtée à la frontière syrienne cet été. Elle y avait fait la connaissance de Frank, un Hollandais qui a rejoint la Bainvegni Fugitivs Marsch il y a quelques semaines. Le téléphone du collectif dans la poche, il répond aux questions, dans un très bon français, aux médias et aux marcheurs potentiels. L'origine de son militantisme? «L'Europe a ses responsabilités. Nous vendons des armes aux pays en crise. Je ne peux pas comprendre ça.»

Marche internationale
Cette marche suisse a ainsi des accents internationaux. On y mélange le français, l'italien, l'anglais, l'arabe... «Depuis un mois, beaucoup de migrants nous ont rejoints. Erythréens, Somaliens, Afghans, Ivoiriens, Indiens, Guinéens, Syriens, Irakiens, Iraniens, Palestiniens, mais aussi Hollandais, Français, Italiens, Allemands...», relève Lisa. En cette journée, à Concise, c'est une vaudoise qui rejoint le groupe. Martine participe au mouvement de parrainage pour les migrants dans le canton de Vaud: «Je viens aujourd'hui pour soutenir ce projet extraordinaire», dit-elle en souriant.
Silence, discussions, musique militante - Egia porte la sono dans son sac à dos - rythment la marche. En plus des rencontres: des randonneurs curieux, un joggeur qui s'excuse de continuer sa course dans l'autre sens, un promeneur qui, en recevant le flyer et les explications de deux marcheuses, sourit: «Vous devriez bloquer la circulation...»
Ou encore cet homme au loin qui danse en marchant, sur le chemin qui serpente à travers champs, puis hurle: «Vous êtes beaux! Merci, merci, je vous aime!» Avant une diatribe biblique. «On rencontre de tout sur le chemin», rit Lisa.
Après une halte à Grandson où la gérante du restaurant demande à faire une photo de groupe et où Alaa mange pour la première fois de sa vie du kangourou, la joyeuse équipe arrive à Yverdon, y distribue des flyers et visite une exposition de photo à l'Intemporel Café sur des migrants sauvés en Méditerranée, réalisée par le cameraman Karim Amin. Cette nuit du 16 novembre, grâce au Groupe asile et migration d'Yverdon et région (Gamyr), ils dormiront dans la cabane des scouts au bord du lac. Avant de continuer leur chemin jusqu'à Lausanne. Puis l'arc lémanique et le Valais... L'arrivée est prévue le 10 décembre, Journée internationale des droits humains, à Bellinzone.


Aline Andrey

Prochaines étapes:
En ce mercredi 29 novembre, date de publication de notre journal, les marcheurs devaient être en chemin entre Monthey et Martigny. Le jeudi 30 novembre, ils marcheront jusqu'à Sion. Du 1er au 3 décembre, ils seront à Sierre. Avant de reprendre leur chemin direction Visp, Brig, Ulrichen, Ronco Bedretto, Airolo, Faido, Biasca pour arriver à Bellinzone.

Informations: www.bainvegnifugitivsmarsch.ch



Cornelia, à la retraite
: «J'ai fait Zurich-Baden et maintenant Morat-Lausanne. Cette marche est un symbole. Les migrants sont en marche aussi, mangent et dorment dans des abris avec des gens qu'ils ne connaissent pas. Même si dormir à 100 une année dans un abri n'a, bien sûr, rien à voir avec une nuit à 10. C'est aussi une manière de relier les diverses associations partout en Suisse. Sentir la solidarité. Car parfois on pense qu'on est tout seul.»

Egia, étudiante: «Depuis un mois, grâce à cette marche, j'ai appris beaucoup à propos des politiques d'asile, des migrants - même si j'étais déjà informée et sensibilisée - et sur moi-même. Cela me questionne encore plus sur ce qu'on est en train de faire. Pourquoi on traite les migrants aussi mal?»

Alaa, diplômé en économie, originaire de Gaza: «J'adore marcher. Et cela me permet de connaître les Suisses. Je suis parti de Gaza car je ne veux pas élever mes futurs enfants dans cette guerre, en n'ayant de l'eau et de l'électricité que 3 heures par jour. J'ai fait l'Université en business au Caire. J'aurais voulu rester, mais le Gouvernement égyptien ne nous accepte que le temps de nos études...»

Lucette, professeure et pasteure à la retraite: «Je marche pour me montrer solidaire. La politique suisse est inhumaine; on en arrive même à prétendre que la question migratoire est en train de se résoudre, car il y a moins d'arrivées. Cela me révolte, mais je me sens impuissante. J'ai donné quelques cours de français à Lausanne. Ce sont des gouttes d'eau.»