Un sentiment vif et profond m’étreint depuis quelques mois, que je sais partagé par maintes personnes autour de moi comme au loin, sur d’autres continents, d’où cette chronique publique où le «je» dit aussi le «nous». Et ce sentiment, c’est celui d’être en exil au sein de ma propre espèce. D’être plongé dans un état de mélancolie souvent éprouvé comme c’est le cas au fil de toute existence, bien sûr, mais alors en conséquence d’événements ponctuels. Tandis qu’aujourd’hui sa cause persiste sourdement, sur un mode qui n’est pas conjoncturel mais structurel. Dans la durée.
Pour formuler la chose autrement: il m’est rude d’être au monde en ce moment-ci de notre Histoire. Et rude de me percevoir en tant qu’individu dont les réactions intimes à la lecture des informations médiatiques quotidiennes, les réflexions mûries à la suite et les menus apports au débat public, sont captifs de l’opinion globale manifestée par mes congénères.
Je ne me sens pas la moindre existence, ou plus, dans l’élaboration de notre destin général qui consiste notamment, en ce début de siècle, à commettre un crime environnemental autodestructeur à l’échelle de la planète. Tel est d’ailleurs le paradoxe: beaucoup d’êtres ont de quoi se supposer porteurs d’une intelligence personnelle et civique minimalement fine, qui les impliquait au moins dans les marges de leur communauté d'esprit proche ou lointaine, mais ils savent qu’elle bascule désormais presque aussitôt dans les poubelles de l’imbécillité collective.
On dira que nous sommes là dans le cadre d’un jeu démocratique, solidement institué sous nos latitudes, réclamant des minorités qu'elles acquiescent aux décisions majoritaires. Or je pense que c’est faux. Si le jeu démocratique idéal imaginé jadis était en effet soutenu par une multiplicité d’opinions politiques différenciées, selon le fameux diagramme en éventail coloré graduant les représentations partisanes dans les enceintes législatives, nous avons glissé dans une phase ultérieure.
Nous avons glissé dans cette phase qu’on pourrait nommer de la fusion dialectique, ou de la fusion conversationnelle, dont les réseaux sociaux sont devenus les agents propulsifs essentiels. Et dont beaucoup de nos comportements quotidiens, comme ceux pratiqués à long terme, sont les victimes.
À la faveur des grands déferlements rédactionnels charriés par Twitter et d’autres catapultes électroniques du même genre aux allures de monstres, les surenchères de la tonitruance rhétorique entonnée par les majorités interdisent en effet radicalement la survie, dans leur flux, de toute nuance ou de toute objection signifiées par les minorités.
Or cette nuance et cette objection avaient pour vocation de visiter toute unanimité intellectuelle et programmatique possiblement néfaste. De la travailler. De la feuilleter, comme on le dit des pâtes à gâteau. De la convertir en un type de raisonnement déployé selon le réel de la Cité, qui est elle-même diverse comme ses intérêts le sont. Et déployé selon la planète et le Vivant, aussi, dont cette Cité n’est en somme que le miroir. Cette planète et ce Vivant dépositaires de la biodiversité naturelle, eux aussi, et rendus habitables en cette seule qualité par toute espèce – y compris la nôtre.
Ainsi beaucoup d’éléments fondateurs et même vitaux, qui se présentaient distincts dans notre expérience quotidienne du monde, se sont compactés. Se sont mués en fatalité, cette instance au sein de laquelle mon Moi ne perçoit plus sa place et perd confiance en son discours. Au sein de laquelle la narration que je me fais de ma propre trajectoire, par le jeu de mes souvenirs et de mes désirs, m’apparaît vaine et vide.
Or nous sommes innombrables en ce cas. Le «je» résonnant comme un «nous» devient la foule, cette foule sensible et fragile sous la foule statistique, qui s'invente aujourd'hui tous les refuges possibles. Les lignes de fuite. Et de fuite vers quoi? Vers des abris névrotiques, soient-ils douloureux. Ou vers des bouquets d’illusions espérées salvatrices. Et vers cette griserie collective, surtout, que toute ruée collective vers le suicide semble avoir immanquablement produite au fil des siècles.
Ah, comme on la mesure de nos jours, cette euphorie mortelle des masses! De ces masses au sein desquelles maints individus savent que prendre l’avion est attentatoire aux équilibres du climat, par exemple, mais qui le prennent d'assaut commercial en faisant jouir Cornavin pour s’enivrer de leur propre fin décorée par une visite ultime aux mers turquoise! Tels sont les engrenages intérieurs et le spectacle. Observer, comprendre, aimer ce qui se peut, veiller ce qui souffre et meurt, tenir au moins pour ça.