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Faire vivre la mémoire pour appréhender le présent

Mosaïque de photographies de la journée.
© Thierry Porchet

La Journée de la mémoire s’est déclinée au féminin. Mais chaque instant, chaque objet, chaque image, chaque dessin rappellent l’importance immense des travailleurs et des travailleuses saisonniers, d’hier comme d’aujourd’hui, sans qui la Suisse ne serait pas ce qu’elle est devenue.

Entre hier et aujourd’hui, l’exposition «Nous, saisonniers, saisonnières… 1931-2022», présentée à Bienne, a organisé une journée d’échanges et de souvenirs sur les conditions de la migration

«Ti ricordi? ¿Recuerdas? Lembras-te?» Te souviens-tu? Cette question, déclinée dans plusieurs langues, chapeautait la Journée de la mémoire organisée le 11 mars dans le cadre de l’exposition «Nous, saisonniers, saisonnières… 1931-2022» présentée au Nouveau Musée de Bienne. Cette journée particulière a permis aux souvenirs de s’entrelacer, entre passé et présent, entre statut inhumain d’hier et statuts précaires d’aujourd’hui.

Ce moment particulier, organisé avec le concours d’Unia et du Service de l’intégration de la Ville de Bienne, a connu une grande affluence. Des visites commentées dans une dizaine de langues de la migration ont permis de parcourir les salles en groupe, faisant ressurgir à chaque pas des souvenirs enfouis. L’exposition retrace l’évolution de la législation, les moments noirs des initiatives xénophobes, la solidarité ouvrière aussi, puis se prolonge avec le vécu de ces hommes et de ces femmes arrivant en Suisse pour travailler avant de repartir au pays durant les mois d’hiver. Des photographies, des témoignages filmés de ces exploités d’hier mais aussi de ceux d’aujourd’hui, sans papiers ou ouvriers agricoles du Seeland, plongent les visiteurs dans une réalité que certains ont côtoyée alors que d’autres n’en imaginaient pas l’ampleur.

L’après-midi s’est poursuivi avec un échange entre quatre femmes, témoins d’une immigration féminine trop souvent oubliée. Lors de la table ronde animée par Anne-Sophie Zbinden, rédactrice en chef de work, journal alémanique d’Unia, Darinka Filipovic a raconté son arrivée en Suisse en 1986, quand l’hôtellerie avait besoin de bras. «Ils sont venus nous chercher à Banja Luka, en ex-Yougoslavie. Ils voulaient des femmes qui ne comptaient pas avoir d’enfants. 200 ayant postulé, 20 ont été choisies. Je suis arrivée à Buchs et on m’a dirigée vers une entreprise familiale. Je travaillais sept jours sur sept, dix heures par jour. Il fallait travailler quatre saisons de neuf mois pour obtenir un permis B. C’était un grand rêve, la guerre venait de commencer dans mon pays. Mon employeur s’est arrangé pour que ma 2e saison soit incomplète. Je devenais dépendante de lui.» Puis, Darinka tombe enceinte. Ne pouvant rester avec son enfant, elle trouve une famille d’accueil en Serbie qu’elle paie 900 francs par mois, alors que son salaire est de 1200 francs. «Aujourd’hui, toute la famille est Suisse, et mon fils est ingénieur à l’EPFZ», s’est-elle réjouie.

Catia Porri est Italienne. Arrivée à l’âge de 12 ans, elle doit vivre un an et demi comme enfant cachée. «Dans les années 1960, toutes les personnes étrangères étaient exploitées, traitées de manière inhumaine. Les enfants qui n’étaient pas cachés devaient rester dans leur pays.» Catia Porri a été l’une des premières à dénoncer ce traitement, à briser le silence. Il y a deux ans, elle a participé à la création de l’association Tesoro, qui veut mettre en lumière un des plus sombres chapitres de l’histoire suisse et aider à un travail de reconnaissance et de soutien.

Portugaise, Ana Lemos a parlé de la précarité des migrants actuels. Nettoyeuse dans les hôtels de Zermatt, elle a vécu neuf ans avec un permis L, de courte durée, qu’il faut renouveler chaque année, voire chaque saison. Grâce à un emploi fixe, moins payé, elle obtient enfin un permis B. Elle souffre aujourd’hui d’une maladie grave et doit recourir à l’aide sociale. «A cause de ça, le Service de la migration a refusé de renouveler mon permis… Ma famille est là, mes enfants, mon médecin. Je n’ai personne pouvant m’aider au Portugal.»

Silvia, Colombienne sans papiers, aujourd’hui régularisée, a évoqué le quotidien de milliers de travailleuses en Suisse. «Sans papiers, il est impossible d’avoir une assurance maladie, un compte en banque, un appartement, ou de faire venir son enfant. On vit avec la peur que l’autorité nous découvre.» Elle a dit aussi la difficulté des jeunes qui, après l’école, sont bloqués dans leur parcours de vie. «Les employeurs ne veulent pas engager d’apprentis sans papiers», a-t-elle déploré, avant que les échanges se poursuivent de manière informelle.

Témoignages de visiteurs à l’issue de la Journée

Janine Worpe, retraitée, Bienne

«J’ai été enseignante pendant 42 ans. Forcément, j’ai eu des élèves italiens et espagnols. Mais ce qui me revient aujourd’hui, ce sont surtout des souvenirs de mon enfance. Mon père était paysan à Crémines, nous vivions très simplement. Il avait dû engager un saisonnier, Angelo, du sud de l’Italie. On avait aménagé une chambre dans un petit atelier. Entre nous, on parlait de “l’Italien”, mais je crois qu’avec mon frère et ma sœur, on lui disait “Monsieur”. Durant les repas, nos parents nous mettaient en face de lui pour qu’on essaie de lui parler. Vers mes 13 ans, ils m’ont incitée à apprendre l’italien pour mieux communiquer avec lui. Une fois, il n’avait pas pu repartir en hiver. Il a fêté Noël avec nous. C’était assez surprenant, le sapin, les chants, ma mère au piano, le feu. Et lui qui était associé à ce moment. Peut-être avait-il une femme, des enfants?

Une autre chose me revient en mémoire: en 1971, il y a eu l’initiative Schwarzenbach. J’avais tout juste le droit de vote et j’étais mariée depuis huit ans. Avec mon mari, nous avons souffert de cette haine. Nous avons voté contre. Nous avons été soulagés qu’elle n’ait pas passé. Après coup, j’ai ressenti de la honte que l’on ait dû voter pour ça.»

Betty Monnier, retraitée, Nidau

«J’ai été élevée dans le Seeland. Je vois encore ces baraques de saisonniers, ça me faisait pitié. Je garde le ressenti de ce qui se passait, la rigidité avec laquelle on a appliqué la loi. Cette exposition me rappelle mon enfance, dans la pauvreté. Ma maman était fille-mère. La rigidité, je l’avais vécue dans son ventre. On lui disait: “Tu accouches là, tu vas là, tu fais ça.” Ma profonde tristesse en ce moment, c’est que cette expo fait ressurgir tout ce que j’ai vécu en tant que “fille suisse”. Je suis venue la voir pour combler des trous de connaissance. Cette question des saisonniers m’a toujours intriguée. Quand j’ai eu 16 ans, les paysans qui m’avaient hébergée après ma scolarité m’avaient envoyée au petit magasin du village. Là, un Italien, tout sourire, a demandé des spaghettis. Je me souviens parfaitement de cet instant. On lui a répondu sur un ton agacé: “Quoi? On n’a pas de spaghettis!”

Adolescente, j’avais en moi un sentiment de justice très aiguë. Probablement aussi une sorte de peur de cette culture étrangère. Mais en même temps, une curiosité de jeune être qui voit qu’il y a autre chose que des paysans. Bien sûr, on se faisait siffler par les saisonniers. Ces sifflements, ça agaçait les hommes suisses! Les étrangers n’avaient pas le droit de chanter sur les chantiers. Pourtant, ça fait partie de la joie de vivre. Pour moi, c’était une monstre injustice.»

Idriss, Erythréen, logisticien à Bienne

«Quand on voit ce que les saisonniers ont vécu à l’époque, on se dit que c’est mieux maintenant. J’ai appris beaucoup de cette exposition. Il faut faire plus pour améliorer la situation des migrants. J’en fais partie et je m’engage pour l’intégration. J’ai 33 ans, je travaille dans la logistique. Il y a huit ans, j’ai obtenu l’asile et un permis. J’aimerais me naturaliser, mais la loi est très dure. Le fait d’avoir un passeport nous aiderait pour le futur, pour trouver un autre travail, voyager. Sans passeport, notre liberté est entravée.»

Ahmed, Erythréen, aide-soignant, Bienne

«Dans l’exposition, il y a une chose avec laquelle je suis d’accord, c’est la visite médicale. Je suis aide-soignant dans un home. Je sais que les maladies peuvent se transmettre facilement. J’ai aussi dû faire une radio à mon arrivée en 2010. Par contre, la manière d’entasser les gens comme du bétail à l’époque est inacceptable. Nous sommes des humains! Depuis que je suis là, j’ai appris la langue, fait un apprentissage et obtenu le permis C. J’ai demandé la nationalité, mais elle m’a été refusée, car j’ai touché une aide pour les cours de langue. Ça m’a choqué. Comment s’intégrer sans connaître la langue? Je dois attendre encore deux ans pour arriver aux dix ans requis sans soutien financier... Une amie a obtenu sa naturalisation après trois ans sans aide dans le canton de Vaud. On est en Suisse, pourquoi la loi n’est-elle pas la même partout?»

Ellen Sow, étudiante

«Je suis Française, d’origine sénégalaise. J’effectue un master en études africaines à Bâle. Depuis un an, avec deux autres étudiantes, nous nous intéressons au statut de saisonnier en Suisse et nous le comparons avec celui de la Namibie pendant l’apartheid. Ces deux statuts sont très similaires. Nous préparons une publication pour l’année prochaine. Un chapitre portera sur le souvenir et la mémoire collective de ces statuts. On essaie de voir comment cette période a été retenue dans la mémoire suisse. On a vu un grand intérêt des gens dans cette exposition. Il est positif que cette histoire qui a été mise de côté revienne dans le débat public.»

«Nous, saisonniers, saisonnières… 1931-2022»

L’exposition est à découvrir au Nouveau Musée de Bienne, faubourg du Lac 52, 2501 Bienne, jusqu’au 25 juin. Depuis le 29 mars, des impressions grand format des dessins préparatoires de la BD Celeste. L’enfant du placard, y sont présentées.

Ouverture du Musée: du mardi au dimanche de 11h à 17h.

Plus d’infos sur: nmbienne.ch