Un certain magazine pour jeunes cadres dynamiques et, bien sûr, pressés faisait il y a peu la promotion d’une méthode pour mieux cerner son profil et celui de son interlocuteur, histoire de mieux communiquer et de gagner du temps. Inutile de vous dire que la méthode était censée remporter un franc succès dans toutes les entreprises, même celles cotées en Bourse, c’est vous dire.
Le principe est simple: il y a quatre grandes catégories de patrons qui correspondent à quatre couleurs. Le rouge, le jaune, le vert et le bleu.
Ça va jusque-là, vous suivez? Donc quatre couleurs. En face, quatre types de personnalités dirigeantes, exemples à l’appui. Le rouge, c’est Bernard Tapie. Suit une description de Tapie qui s’appliquerait tout aussi bien à Donald Trump. Genre fonceur, grosses bagnoles, costumes griffés et restaurants renommés. Pour communiquer avec eux, il faut avoir une main ferme et les regarder dans les yeux (je n’invente rien. Macron a dû lire le même article avant d’aller aux States...) Le jaune, c’est Roberto Benigni, l’acteur comique et réalisateur italien. Optimiste en diable et charmeur, affectif et convivial. Ce qu’il veut c’est des innovations. On peut lui toucher le bras (contrairement à l’autre, il ne mord pas!) et montrer une attitude amicale à son égard. Le vert, c’est... la princesse Diana. Réservée, pudique, elle incarne l’équilibre et la bienveillance. Je ne ferai pas de commentaires, selon le principe qui veut que l’on ne tire pas sur une amb... euh, un corbillard. Avec le genre Diana, il faut être directif et patient, car il aime la réflexion. Quant au bleu, c’est Bill Gates. Il est sérieux, froid, rigide, aime les règles et les procédures (les utilisateurs et –trices de Microsoft en savent quelque chose...). C’est quelqu’un qui analyse en permanence. Combien d’impôts il économise à travers sa fondation, par exemple! Pour discuter avec lui, il faut le noyer sous les documents et les détails.
Fastoche, hein? Trois couleurs primaires, une secondaire et, pour les nuances, on repassera. Normal, on est dans un cours de couture! (donc c’est normal de repasser: j’essaie de me mettre au niveau de la personnalité rouge, vous voyez...) Bon, et les nuances, alors? Y a pas de dirigeant orange? Ni de violet? A propos de violet, savez-vous qu’il y eut une vive polémique pour déterminer la nuance exacte du violet d’évêque? Mais si, mais si. Pour l’un c’était un violet tirant sur le rouge cramoisi, pour l’autre plutôt un violet-bleu proche de la violette, mais en plus terne. Il a fallu qu’une sainte congrégation définisse la chose, bout de tissu à l’appui, pour que tout rentre dans l’ordre. Ecclésial, l’ordre. Cherchez «violet d’évêque» dans Wikipédia, c’est assez rigolo. Remarquez au passage la sensualité du vocabulaire de l’Eglise catholique: violet épiscopal ou pourpre cardinalice, par exemple. Dites-le à voix haute. Imaginez ce qu’un Luchini en ferait. Une vraie dégustation, la lippe gourmande et le gosier tout d’appétence. La pourpre cardinalice, slurp! Bon, on n’est pas à la télé, on laisse là notre réac cabotin et on revient à nos patrons rouge, bleu vert et jaune.
Une fois la larmichette pour Lady Di écrasée, considérons les choses d’un peu plus près: ce truc de débile en quatre couleurs, même pas en quadrichromie, dis donc, qui va l’avaler?
Comment ça, ça peut aider? Meuh non, on croit que ça peut aider, mais ça aide tout juste à se mettre le doigt dans l’œil. Imagine: tu crois que ton interlocuteur c’est du rouge et, après deux ou trois échanges – précédés d’une écrasée de phalanges bien virile, les yeux dans les yeux, le premier qui rit aura une tapette… –, tu t’aperçois qu’il y a erreur, qu’en fait, c’est un bleu. Qui c’est qu’a pas l’air ahuri? Et qui, confiant dans la méthode des quatre couleurs, n’a pas pris le paquet de documents qu’il faudrait supposément lui remettre? Ben oui, c’est toi. Gros-Jean comme devant, même si tu t’appelles Henri de Pannafieu. Ou Jules César. Tu croyais utiliser des béquilles et c’était une encouble. Pour rester dans la même veine, la prochaine fois, on pourrait se pencher sur l’utilisation du colin-maillard dans l’augmentation de la productivité, celle du yoyo dans les placements financiers et finir par la gestion d’un parc immobilier grâce à la marelle. Le jeu de l’oie étant évidemment réservé au recrutement du personnel.
Drôle d’époque où, pour se faire comprendre des jeunes cadres dynamiques et forcément pressés, il faut leur tenir des propos frôlant l’infantilisme. C’est peut-être le stade arrheu-arreuh du capitalisme sénile, son ultime métamorphose…