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Bienveillances, résonances et plénitude

Au spectacle du monde dans sa part effrayante, qui va de la destruction vertigineuse de la biosphère à l’écrasement des populations démunies par les minorités économiques et politiques dominantes, on peut opposer l’observation de sa part aimable. De cette part où circulent les pratiques de l’entraide et de la bienveillance.

Tenez, je réfléchissais l’autre jour à l’expression langagière de «proche aidant», qui résonne aujourd’hui partout où l’on parle français. Un vrai phénomène linguistique, qui s’installe dans nos usages en symptôme d’un besoin réel: celui de recourir aux personnes privées pouvant prendre soin d’autrui, dans nos sociétés urbaines, de manière à contenir au sein de celles-ci l’explosion numérique des établissements médico-sociaux anonymes et coûteux.

«Proche aidant», donc. Deux vocables qui nous semblent a priori liés par leur signification respective. Quand des êtres sont proches, nous semble-t-il, ils devraient se porter secours spontanément, et pour toutes sortes de raisons. Pour la raison de l’âge, de la faiblesse ou de la maladie. Ce serait naturel. Ce serait logique. Au point que dans les écoles, l’expression «proche aidant» devrait être classée parmi les pléonasmes à biffer d’urgence au crayon rouge…

Eh bien non, comme on le sait. Le «proche» d’aujourd’hui n’«aide» pas forcément son propre «proche». Ne lui porte pas forcément secours. Ni par principe, ni par réflexe, ni par instinct, ni pour s’inscrire dans le cadre d’une culture comportementale qui l’y contraindrait.

C’est dire que nos sociétés modernes ont perdu quelque chose dans le cours de leur développement récent. Ou perdu quelque chose de leurs idéaux. Leur art de vivre ensemble, par exemple, tel qu’on rêve encore de le supposer dans les campagnes d’autrefois, quand trois ou quatre générations coexistaient puis s’éteignaient dans les mêmes fermes.

Cet art de vivre ensemble qui en contient d’ailleurs beaucoup d’autres, comme l’art de vivre dans le temps qui passe, l’art de vieillir soi-même, l’art d’inscrire la mort des autres dans le cours naturel des choses, l’art de mourir soi-même et l’art de glisser le souvenir d’autrui dans la mémoire de ses survivants.

C’est en cela que des déserts invisibles se sont installés dans nos usages. Depuis des décennies, peut-être, voire des siècles, à la manière imperceptible des lents glissements chronologiques. Les déserts du cœur et du geste envers autrui — tant sont vives aujourd’hui la fragmentation de nos familles, la fébrilité de nos trajectoires professionnelles, et l’angoisse qui sous-tend ces trajectoires.

C’est au miroir de cette situation générale et diffuse que le travail des proches aidants, pour aller jusqu’au bout de l’exemple qu’ils me fournissent aujourd’hui, est admirable. Ils réinventent sans relâche, en toute modestie, un art fondamental de la bienveillance. Ils démontrent que le fait d’être proche implique le fait de porter secours. Ils contestent cette indifférence moderne voulant qu’un être puisse trépasser sur le trottoir sans mobiliser l’attention d’un seul passant.

En s’engageant dans cette humanité-là qui fait de l’Autre leur cause et leur moteur, les proches aidants répondent de surcroît aux plus hautes définitions de la Cité comme de la politique.

C’est à partir de là qu’on peut élargir les angles de la réflexion. Un exemple: parmi les analyses produites sur les «Gilets jaunes», le socio-anthropologue français Bernard Kalaora a récemment suggéré qu’au-delà de leurs revendications immédiates, beaucoup d’entre eux étaient probablement «en quête de résonance». Pour en conclure que leur mouvement comportait «une dimension sensible et relationnelle» faisant contraste à des modes de gouvernance politique sourde et diffuse, sans parler d’un «monde marchand constitué de relations muettes, abstraites et froides».

Or qu’est-ce que la «résonance», notion reprise par Kalaora du philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa, qui vient de publier un essai sur ce concept aux éditions La Découverte? C’est simple: une «relation au monde» réussie. Pour son auteur, le sentiment d’une communion avec la nature, le ronronnement d’un chat ou la ferveur engendrée par des événements collectifs sont quelques moyens de cette «résonance».

Ils engendrent tous en nous l’expérience d’une plénitude à l’égard d’un fragment du monde que nous avons le sentiment d’atteindre, et qui nous touche en retour. Tel le programme, qui est fondamentalement politique et se tient à mille lieues d’un protocole de développement personnel pour citadins stressés.