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De la solidarité protectrice à la solidarité suicidaire

Nous voici donc sommés, en tant qu’espèce humaine, de gérer l’imminence du seul drame sommital aujourd’hui, le réchauffement climatique, annoncé par tous les scientifiques et déjà vérifié par les peuples. Or parmi les thèmes de la réflexion requise par cette circonstance, celle du rapport existant entre notre intelligence individuelle et notre intelligence collective est primordiale.

Et dès lors quelques références tierces s’imposent. Quand vous considérez les comportements d’une espèce animale non humaine, par exemple, vous vous apercevez que chaque membre de cette espèce est dans la plupart des cas doué d’une autonomie fonctionnelle fondatrice. Observer les jeunes martinets noirs au mois de juillet nous dispense à cet égard de purs émerveillements.

Leurs géniteurs étant généralement repartis deux ou trois jours plus tôt pour regagner leur séjour hivernal en Afrique (mais après avoir vérifié la maturité suffisante de leur descendance, bien sûr!), ils se lancent seuls dans leur premier envol, savent seuls se nourrir et se désaltérer puis entreprennent leur migration seuls à leur tour, sans autre boussole que la leur.

Miracle d’autosuffisance chez ces jeunes oiseaux, donc, irriguée par toutes les facultés d’adaptation nécessaires au décor paysager et même météorologique qui les a vus naître – la «culture» sensitive et par conséquent comportementale d’un martinet noir habitant Lausanne n’étant évidemment pas celle d’un martinet noir habitant Pékin.

Or cette autosuffisance-là, cette sorte de «personnalité» qui permettra plus tard aux observateurs les plus affûtés des martinets adultes de distinguer entre eux des différences notables entre leurs comportements nidificateurs, par exemple, est idéalement compatible avec les principes de l’intelligence collective animant leur espèce.

Ainsi les martinets noirs nichent-ils tous volontiers en colonies pouvant compter des dizaines de nids contigus, entretiennent sans relâche de puissantes conversations sociales et savent se «donner le mot» pour échapper ensemble à quelque orage contraire à leur bien-être, ou s’élever au crépuscule jusqu’à leurs dortoirs volants.

Or cette sorte d’accord entre les intelligences individuelles et l’intelligence collective me semble un principe observable au travers de tout le monde animal, où nulle part une espèce se dérègle globalement en conséquence de comportements «privés» dont l’addition statistique massive s’avérerait, comme au sein de la nôtre, progressivement incompatible avec son intérêt général.

Si je considère l’histoire du monde ouvrier, j’observe que les mécanismes de la solidarité se sont instaurés de façon très belle et très féconde. On raisonnait à partir de cas personnels caractérisés par la misère matérielle, la rudesse des labeurs et l’iniquité des rémunérations financières, pour imaginer des structures défensives de groupe, d’ordre syndical pour finir, propres à constituer des forces de frappe sociales et dialectiques lancées comme des béliers contre les murailles de l’ordre propriétaire dominant.

Autrement dit l’individu ne s’anonymisait pas dans une masse chargée de plaider sa survie, mais s’y prolongeait comme le témoin de lui-même et ne cessait d’y faire valoir cette qualité. En continuant d’inspirer la militance collective et cogérant à ce titre la manœuvre combattante ou partisane utile. Or aujourd’hui, alors que la lutte cruciale est devenue d’ordre environnemental et que les iniquités sociales se sont dévisualisées sous les déferlements et les aliénations de la consommation, ce mode de solidarisation est pulvérisé.

Si l’individu que nous sommes en cet an 2022 est plongé dans l’angoisse à la perspective du réchauffement climatique, il ne déverse guère celle-ci, en effet, dans la grande corbeille de l’angoisse collective pour que surgissent de celle-ci des remèdes judicieusement collectifs à la hausse des températures mondiales et son cortège annoncé de catastrophes. Non, il fera l’inverse: il comptera sur l’ordre collectif pour y dissoudre sa responsabilité dans le surgissement de la catastrophe et pour s’en rendre irresponsable.

Par exemple, il spéculera sur la dilution des gaz émis par sa voiture dans la totalité de ceux produits par le milliard et demi de véhicules à moteur infestant la planète, et s’en trouvera tranquillisé: l’ordre collectif qui représentait l’individu contemporain le dissimule désormais, lui procure toutes les impunités souhaitables et ne lui sert plus qu’à ça. Nous sommes dans le temps de la solidarité qui s’est inversée, de la solidarité perverse et de la solidarité toxique.