L’artisan Michel Bourreau est la cheville ouvrière d’un projet collaboratif extraordinaire baptisé L’Horloge qui Penche. Allégorie de notre société, cette mécanique en construction ne donne pas l’heure, mais sonne l’urgence climatique et appelle à agir pour un développement durable.
De gros flocons de neige – des «tatouillards», comme on dit dans l’Arc jurassien – tombent tout doucement sur les toits et les trottoirs de la ville du Locle. Bien au chaud, à l’intérieur d’une salle que la Haute Ecole Arc ingénierie lui met à disposition, Michel Bourreau s’active autour d’une drôle de pendule. «C’est le prototype de L’Horloge qui Penche», précise ce spécialiste en mécanique horlogère.
Entre garde-temps et œuvre d’art, cet objet insolite impressionne et interpelle à la fois. Il y a déjà cette grosse poutre d’acier rouillée fichée dans un bloc de béton armé. Poutre de plus de deux mètres qui, comme la tour de Pise, penche dangereusement. Ensuite, ce long balancier qui oscille presque trop généreusement. Et enfin, ce mécanisme qui égrène le temps dans un silence de mort, seulement rompu par la sonnerie d’un carillon constitué de barres de métal en suspension.
Des aiguilles qui s’affolent
«Vous avez sous les yeux une allégorie de notre société actuelle», explique Michel Bourreau. Mais encore? «L’inclinaison de la poutre illustre l’instabilité de notre monde, la fragilité de notre système face aux changements climatiques; l’imperturbable va-et-vient du pendule évoque le temps qui passe inexorablement; les aiguilles qui s’affolent (celle des minutes fait un tour de cadran en moins de cinq minutes) indiquent que le temps presse; et la sonnerie – le carillon de l’horloge imaginé par le sculpteur Etienne Krähenbühl – nous rappelle toutes les cinquante minutes et quelques qu’il y a urgence, urgence, urgence à... agir.»
Mais pourquoi avoir doté cette mécanique qui ne donne pas l’heure d’un cœur si complexe, si high-tech? «Encore une métaphore de notre civilisation toujours en quête de performance, toujours en mouvement comme les rouages de l’horloge. Et puis, cela parle aussi de créativité parce que toutes les personnes qui travaillent à ce projet collaboratif sont intimement convaincues que, pour sortir de l’impasse où nous nous trouvons, il va falloir être créatif, il va falloir regarder le monde différemment.»
Pour Michel Bourreau, cheville ouvrière et président de l’association à but non lucratif «L’Horloge qui Penche», cette réalisation est aussi l’aboutissement d’une vie dédiée aux garde-temps, son grand œuvre en quelque sorte. «L’autre jour, je disais en plaisantant que je pourrais mourir une fois cette entreprise achevée. Mais bon, c’est peut-être un peu exagéré et un peu tôt également.» Rires.
Horloger de père en fils
Ce sexagénaire est né au milieu des années 1950 dans un minuscule village situé entre Bordeaux et Cognac. «Mon père était horloger et j’allais souvent dans son atelier pour bricoler, grattouiller dans le métal. J’avais à peine 6 ans quand il m’a laissé utiliser son petit tour d’horloger...» Cet amoureux des mots, admirateur de Boris Vian et de Claude Nougaro, dit volontiers que le français est sa langue maternelle et la mécanique sa langue paternelle.
Mais, «pour ne pas faire comme papa», cet enfant déjà un poil rebelle a passé son bac en construction mécanique. Il a vite déchanté. «J’ai effectué des stages en entreprise et j’ai rapidement compris que ces immenses structures sans âme n’étaient pas pour moi. Donc, je suis revenu à l’horlogerie à l’âge de 20 ans et j’ai fait une formation en apprentissage.» Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) en poche, il a ouvert un atelier à Saint-Emilion avant de s’installer dans le centre-ville de Bordeaux.
Artisan indépendant durant trente-cinq ans. A huiler de belles mécaniques, à remettre des pendules à l’heure, à restaurer de grosses horloges d’édifice. A accumuler les expériences et à emmagasiner du savoir-faire. A échanger avec d’autres professionnels et à multiplier les rencontres. Dont celles, cruciales, décisives, avec des mécaniciens d’art (automatier, pendulier, horloger...) de Sainte-Croix. «François Junod, Vianney Halter, Dominique Mouret et Nicolas Court, que j’ai connus lors d’expositions, m’ont fait comprendre que c’était ici, dans l’Arc jurassien, que l’horlogerie se passait.»
Nouveau départ en Suisse
A 58 ans, Michel Bourreau est reparti pratiquement de zéro: il a quitté son pays natal et déposé ses valises à Fleurier, dans le Val-de-Travers. Engagé comme salarié par l’entreprise Parmigiani, il a pris part à l’élaboration de petites horloges qui ne rencontreront pas le succès commercial escompté. C’est également à cette période que ce doux libertaire un peu poète a adhéré au syndicat Unia. «J’ai apprécié cet engagement, cette ambiance de solidarité et ce courage à porter des idées.»
La manufacture de haute horlogerie qui l’employait l’a ensuite envoyé en mission chez ses amis François Junod et Nicolas Court, pour participer à la création d’un automate et objet horloger d’exception baptisé «Hippologia». «Des moments inoubliables, merveilleux» que cet homme a prolongés au début de sa retraite, via un mandat à mi-temps au sein de l’Association Mec-Art pour la formation en mécanique d’art. Toujours à Sainte-Croix.
Il lui restait quand même un dernier projet à réaliser, qui avait été ébauché dans son arrière-boutique de Bordeaux et qu’il avait remisé dans ses tiroirs lorsqu’il s’était installé dans notre pays: la fameuse Horloge qui Penche! C’est pour cette raison qu’il a déménagé dans les Montagnes neuchâteloises voilà bientôt deux ans. «J’habite dans une résidence d’artistes à La Chaux-de-Fonds et je travaille bénévolement au Locle.» Il est au bénéficie d’un statut de chercheur invité à la Haute Ecole Arc.
Une aventure collective
Cette aventure, Michel Bourreau ne la vit pas dans la solitude de son laboratoire. Au contraire, il multiplie les partenariats et les collaborations avec des experts, des étudiants, des écoles, des entreprises… «A chaque étape d’un projet comme celui-là, il y a des compétences différentes qu’il s’agit de réunir. C’est de l’émulation heureuse au service d’un objectif commun. Ce qui compte quand on concrétise une telle utopie, c’est avec qui on la réalise et que le chemin soit beau.»
Aujourd’hui, le prototype fonctionne sans hic ni tic-tac (notre hôte est en effet en quête permanente de mécanismes fluides et silencieux) et le concept est pratiquement validé. «On arrive dans le sprint final, c’est-à-dire la recherche de partenaires industriels et de financement pour passer à l’étape de production.» Avec l’idée de construire l’horloge en deux exemplaires, l’un qui sera installé au Musée international d’horlogerie à La Chaux-de-Fonds et l’autre quelque part en France voisine. Comme une suite logique à l’inscription, en 2020 par l’Unesco, des savoir-faire en mécanique horlogère et mécanique d’art sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
«Nous avons également l’envie que ces objets voyagent, qu’ils soient des messagers de l’urgence à agir pour un développement durable. Et cela en organisant des conférences avec des gens capables de nous proposer un avenir.» Michel Bourreau regarde tomber les tatouillards. «A bientôt 68 ans, j’ai enfin trouvé le vrai sens à ma vie sur cette planète, c’est préparer l’arrivée des générations futures, c’est leur transmettre cet émerveillement que j’ai pour le monde.»