Dans le cadre de la semaine d’actions contre le racisme 2023, une table ronde sur l’antitsiganisme a été organisée à Lausanne. Parmi les orateurs, Saimir Mile, juriste de l’association La voix des Rroms. Entretien
Son identité est plurielle. Son passeport est albanais, ses origines roms, son lieu de vie parisien. Enfant, Saimir Mile grandit dans la République populaire socialiste d’Albanie (1944-1991). Adolescent, il vit la chute du régime. Puis, en 1996, il reçoit une bourse pour étudier à la Faculté de droit de la Sorbonne à Paris. En 2005, le juriste cofonde, avec des étudiants de diverses nationalités, La voix des Rroms. Dix-huit ans plus tard, l’organisation se définit comme «antiraciste rromani» et «décoloniale». Ses collaborateurs, majoritairement roms, sensibilisent, luttent contre les discriminations, se réapproprient l’Histoire de ce peuple discriminé.
Le 21 mars dernier, à Lausanne, Saimir Mile a participé à la table ronde, «Rroms, les oubliés de l’antiracisme», organisée par l’association vaudoise Opre Rrom. Il est aussi l’un des témoins du film projeté à cette occasion: La camionnette blanche: radioscopie d’une rumeur, de Christophe Boltanski et Jean Bulot. Ce documentaire revient sur la flambée de violences contre des Roms qui a éclaté en région parisienne en 2019. A son origine: une rumeur véhiculée sur les réseaux sociaux les accusant de kidnapper des enfants. Un fait divers révélateur d’un antitsiganisme systémique qui ne dit pas son nom. Au lendemain de cette soirée qui s’inscrivait dans la Semaine contre le racisme, Saimir Mile partage sa vision.
Que dit cette rumeur sur la situation des communautés roms en Europe?
Cette rumeur et les violences qu’elle a suscitées sont le paroxysme d’un racisme vécu par les Roms au quotidien. Ceux qui ont vécu ces moments terribles en gardent des séquelles. De surcroît, le propre de la rumeur est de perdurer, même quand on n’en parle plus. Je tiens toutefois à souligner que des collectifs d’habitants et des associations antiracistes se sont, au moment des faits, mobilisés pour apporter des vivres et montrer leur solidarité dans les squats et les bidonvilles attaqués.
Comment analysez-vous l’évolution de la situation des Roms et du regard porté sur eux?
Le terme rom a lui-même évolué. Il y a trente ans, seuls des sociologues et des chercheurs le connaissaient et l’utilisaient. Le mot tsigane perdure malgré tout. Sous cette appellation, les figures changent au fil des époques, mais restent des caricatures. Car votre banquier ou votre patron peut être rom sans que vous le sachiez. Personnellement, j’ai grandi en Albanie comme n’importe quel autre Albanais, parce que mes parents ont voulu me mettre à l’abri de l’antitsiganisme en prenant leurs distances avec leurs origines. La culture rom ne m’a été transmise que par l’injonction d’en être fier. Comme une stratégie de défense, on ne parlait pas romani. J’ai appris la langue par la suite, jusqu’à l’enseigner à l’Université à Paris. J’ai milité dans des associations roms en Albanie, puis en France. Au début des années 2000, peu de Roms s’exprimaient, ou alors de manière très locale, sans portée politique. Nous étions objets plutôt que sujets. Dans les plus grandes associations de solidarité, une certaine forme de paternalisme prédominait. Les grands médias, eux, parlaient des Roms uniquement sous l’angle de la délinquance, de la mendicité, des trafics, des vols… Sans qu’il y ait une seule voix pour s’élever contre ce racisme. Face à ce constat, nous avons donc créé, avec des amis, La voix des Rroms. La situation évolue, mais comme le dit un dicton: «Quand le Bon Dieu te donne la farine, le diable t’enlève le sac», donc tu ne sais plus où mettre la farine. Si nous avons davantage d’écoute de la part des autorités publiques, les élus ont moins de courage, car l’appui des citoyens est plus faible. La tsiganophobie continue de circuler dans les médias et les réseaux sociaux qui l’amplifient...
Personnellement, subissez-vous ce racisme?
J’aurais pu passer inaperçu en France, car je ne suis pas considéré comme tsigane. J’ai réussi à l’école, je suis propre sur moi, je ne suis ni pauvre ni riche, et donc je ne corresponds pas au stéréotype ni du mendiant ni du mafieux. Le fait de venir d’une famille de classe moyenne bien inscrite dans la société m’a épargné d’actes racistes, mais j’ai toujours eu une épée de Damoclès: n’importe quelle jalousie ou critique pouvait s’exprimer en termes racistes. Pour moi, cela restait une source d’angoisse.
Comment combattre l’antitsiganisme?
Cela commence par l’acte de déconstruire l’image que nous tous, Roms ou pas, avons de nous-même. Ce n’est pas évident, car il s’agit aussi de déconstruire la figure du tsigane qui représente le négatif, comme celui d’une photo argentique, que les autres utilisent pour développer une image de soi en positif. Un bon Suisse, c’est donc celui qui ne vit pas en caravane, ne mendie pas et n’est pas sombre de peau.
Par ailleurs, la reconnaissance de l’Histoire est essentielle. Le génocide perpétré durant la Seconde Guerre mondiale n’a été reconnu officiellement qu’en 1982, et des survivants attendent toujours d’être indemnisés.
Enfin, des familles vivent toujours dans des squats et des bidonvilles. Quand elles sont expulsées, la scolarisation de leurs enfants est suspendue. Or, le logement représente la base de la stabilité et de l’éducation.