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Le trajet mental des Gilets jaunes

La crise des Gilets jaunes en France est passionnante à plusieurs égards, dont celui de sa dynamique au fil des semaines.

Tout aura donc commencé par un semis de manifestations publiques, mais guère massives à ce stade initial, portées par un réflexe beauf s’enracinant pourtant déjà dans la souffrance économique de toute population contemporaine en Europe et bien au-delà. «Beauf» étant le mot qui désigne, d’après plusieurs BD signées Cabu (Le Grand Duduche, Mon beauf, À bas toutes les armées ou Les nouveaux beaufs), le bourgeois moyen conservateur, grossier et phallocrate.

Il s’agissait alors en effet de protester contre la décision, fraîchement annoncée par le Gouvernement d’Emmanuel Macron, d’élever le prix des carburants fossiles pour fortifier les caisses publiques de ce surplus gagné, et consacrer davantage de moyens à la lutte contre le réchauffement climatique. Objectif à la fois cruel et nécessaire, voire urgent.

Les Suisses que nous sommes eussent-ils accepté ce sacrifice? Je ne l’exclus guère – tant les exemples abondent, sous nos latitudes confédérales et dans le passé récent, en scrutins conclus par un autosacrifice ponctuel des individus-citoyens au nom d’un intérêt général durable.

Ce fut tout autre chose chez nos voisins français, comme on le sait, puisqu’ils entreprirent de râler selon la plus prévisible de leurs traditions collectives. Et c’est à partir de là que la dynamique révéla progressivement, et magnifiquement, l’état psychologique et politique des êtres sur notre planète, je veux dire bien au-delà de l’Hexagone et de notre continent.

D’abord advint la séquence heureuse: la contamination positive des causes. Au mobile des protestataires exclusivement tournés sur eux-mêmes en tant qu’individus, ou plus précisément sur leur porte-monnaie défendu dans le mépris de toute considération d’ordre environnemental, s’ajouta le mouvement d’une solidarité franchissant les compartimentations du corps social et professionnel défavorisé. Où vivotent non seulement les chômeurs et les sans-travail, mais aussi les vertueux acharnés – tel cet éleveur de volailles en Bresse devenu le héros d’une vidéo fort émouvante évoquant ses affres matérielles au quotidien.

Cette première phase noble aura représenté l’acmé du soulèvement voire de la révolution tels qu’on les rêve et qu’ils sont représentés aux siècles des siècles par la rhétorique politique, l’art de la chanson populaire, la musique et les arts plastiques. Mais aussitôt s’enchaîna la suite des événements – marqués, eux, par la viscéralisation des discours et des comportements.

Une mutation psychologique avait en effet frappé les protagonistes de la première heure, qui les avait rendus ivres d’eux-mêmes et de leur action, ou portés par l’euphorie de la protestation mise en spectacle, au point d’agréger autour d’eux la masse accrue de tous ceux que la tournure effrayante de notre monde pousse aux «Après moi le déluge» irresponsables.

À ce point des choses, et dans la mesure où l’on aurait disposé d’un regard pouvant se tourner à la fois vers la scène française et vers la scène internationale, on aurait observé ceci, par exemple: d’une part quelques dizaines de milliers de Gilets jaunes massés dans les rues de Paris, et de l’autre la réunion du G20 à Buenos Aires.

Et l’on aurait compris qu’à ce moment-là de leur trajet mental, les premiers ne se trouvaient plus seulement enragés par la hausse du prix des carburants dans l’Hexagone ou par le destin des volaillers; mais aussi, quoique plus diffusément et sans doute même inconsciemment, par l’arrogance des seconds et leur ballet de profiteurs veules autour du Saoudien assassin. C’est ainsi que toute révolte non structurée, ou non méditée dans le long terme, dérive presque immanquablement vers le pire – y compris vers la non-réalisation des objectifs, et finalement vers une forme de suicide collectif.

Qu’observa-t-on, par exemple, en ce week-end passé qui fut le premier de décembre? La mise en chaos des rues parisiennes, bien sûr, avec toutes les destructions matérielles que suppose pareil processus entropique; et surtout l’empêchement, sur les lieux, de tout travail et de toute rémunération de ce travail.

Autrement dit l’opération des Gilets jaunes en France, envisagée puis développée par ses initiateurs comme une lutte contre les puissants qui décrètent et qui règnent en s’arrogeant tous les privilèges de la fortune, se déroule comme une attaque de ceux que ces puissants écrasent aussi. Ainsi se boucle la boucle du récit sublime insensiblement aveuglé par lui-même.