La révolution de l’intelligence artificielle est en marche et suscite autant d’excitation que d’inquiétudes, notamment dans la population active. Des spécialistes nous éclairent.
L’intelligence artificielle est l’un des plus gros défis de notre époque. Au cœur de tous les débats, elle pourrait à terme s’immiscer partout: au travail, à la maison et dans nos loisirs. Certains métiers en font déjà les frais. L’enthousiasme est vif, tout comme les craintes. Faut-il vraiment en avoir peur? A quoi doit-on s’attendre? Et les syndicats là-dedans? Rafael Lalive, professeur d’économie à la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne, spécialiste du marché du travail, et Michele Pellizzari, professeur d’économie à la Faculté d’économie et management de l’Université de Genève, répondent à nos questions.
Existe-t-il des chiffres sur les conséquences potentielles de l’IA sur l’emploi en Suisse?
Michele Pelizzarri: Nous sommes au tout début de l’introduction de cette technologie, il faut donc être très prudent. Faire des prévisions est compliqué. Nous avons toutefois identifié quelques tendances et on s’attend à un double phénomène, soit des créations d’emplois d’une part et des destructions de l’autre. Tous les métiers liés à la production d’outils d’IA profiteront de cette croissance, dans les domaines de l’informatique, de la finance ou même de l’industrie avec des potentiels robots mis à disposition dans les manufactures.
A l’inverse, les tâches qui relèvent de la recherche d’informations, comme notamment les journalistes, seront plus touchées, car l’automatisation est plus facile.
Rafael Lalive: Personne aujourd’hui ne connaît vraiment l’impact réel que pourrait avoir l’IA. Toutefois, nous avons mené une étude sur mille métiers qui nous permet d’avoir une idée un peu plus précise du profil de ceux qui pourraient être davantage touchés: les opérateurs téléphoniques, les secrétaires médicales et les mannequins font partie des métiers les plus menacés alors que les métiers scientifiques (mathématiciens, microbiologistes ou encore ingénieurs et psychiatres) sont préservés. Au total, plus de la moitié des emplois devrait être épargnée.
Quelle est la différence avec les révolutions technologiques précédentes?
MP: Contrairement à l’avènement des ordinateurs dans les années 1990 et d’internet dans les années 2000, l’impact de l’IA semble être beaucoup moins inégalitaire, car celle-ci ne touche plus seulement les métiers peu qualifiés à bas salaire mais aussi les métiers plus spécifiques.
RL: En effet, le potentiel d’automatisation des métiers hautement qualifiés a beaucoup augmenté. Pour autant, leur remplaçabilité par des machines, des logiciels ou des robots reste souvent basse, donc ces métiers, comme le professeur d’université, ne sont pas forcément voués à disparaître mais à changer, à se transformer.
Est-ce que les hommes et les femmes seront affectés de la même manière?
RL: Je dirais que l’IA va toucher pratiquement tout le monde de manière globale, les hommes comme les femmes. Cela dit, l’impact sera spécialement fort dans le tertiaire et la presse, qui sont des branches de fait très féminisées. Mais on peut aussi constater que ce sont ces mêmes secteurs des services qui vont offrir des nouvelles possibilités de travail, notamment dans le care.
Est-ce que le travail est voué à disparaître?
RL: Elon Musk est convaincu qu’on ne va plus travailler. De mon côté, je n’y crois pas. A chaque nouvelle révolution technologique, on pense toujours que la société va être incroyablement bouleversée, mais il faut nuancer: certaines professions seront amenées à disparaître et d’autres se développeront. On ne devrait pas assister à une baisse de l’emploi, la quantité restera stable. Comme dans l’industrie à l’époque de la robotisation, des emplois ont été supprimés, mais la totalité des emplois dans le secteur est restée stable.
MP: Il faut faire une distinction entre le court et le long terme. Il est quasi certain que, sur le long terme, l’IA aura un effet positif sur la croissance en général, et donc sur l’emploi. Avant cela, il y aura une phase de transition dans laquelle des pertes d’emplois sont forcément prévisibles, mais il est encore tôt pour le dire précisément.
Peut-on parler d’une révolution comme une autre?
MP: C’est une révolution technologique comparable à ce que l’on a déjà vécu dans le passé. L’aspect novateur avec l’IA, et qui peut effrayer, c’est qu’elle est capable de faire des choses qui n’ont pas été spécifiées, grâce à des algorithmes. Les ordinateurs se contentent d’exécuter des ordres reçus de la part des utilisateurs. L’IA va plus loin. On peut tout de même se rassurer sur le fait que les scientifiques estiment que la capacité de création des hommes est encore bien au-dessus de l’IA, qui n’arrive de loin pas à tout faire. D’ailleurs, les travaux de mes élèves sont toujours meilleurs que les productions de ChatGPT. Et je devine qu’ils l’utilisent quand il y a des erreurs, car le logiciel en fait et on n’a pas la capacité de les détecter. Je leur explique que ce n’est pas forcément un bon outil.
Comment accompagner la population active dans ce processus?
MP: La Suisse a déjà un système très efficace de formation continue. Il faudra l’adapter à ces nouveaux besoins, mais nous ne les avons pas encore bien identifiés, car l’IA est une technologie très récente sur laquelle on a peu de recul et qui génère beaucoup d’enthousiasme et d’excitation. Mais elle pourrait aussi avoir un impact bien moins fort que ce que l’on imagine…
RL: Il sera important que les jeunes qui s’orientent, tout comme les demandeurs d’emploi, soient bien informés et incités à se diriger vers des emplois à moindre risque d’automatisation. Nous avons créé un outil scientifique* qui permet, en fonction de ses compétences et de son métier actuel, de s’orienter vers d’autres métiers plus sûrs.
IA et économie
Comment se positionne la Suisse dans le domaine de l’IA?
RL: Plutôt bien. Le pays bénéficie d’un écosystème de recherche et d’innovation dynamique, notamment autour de l’EPFL, de l’ETH Zurich et d’autres institutions de pointe. Toutefois, il reste des défis à relever, notamment en matière de régulation, de formation des talents et d’intégration éthique de l’IA dans les secteurs économiques et sociaux. De plus, la Suisse ne dispose pas de moyens pour mettre en place des services IA comme ChatGPT et autres.
Faut-il réglementer l’IA et comment?
MP: Je suis convaincu qu’une réglementation à l’échelle européenne est souhaitable, même si ce sera difficile à mettre en place. Il faudra quoi qu’il arrive se coordonner au niveau international pour être crédible et efficace. Cela dit, j’ai bien peur qu’avec la nouvelle administration des Etats-Unis, il n’y aura pas de consensus. Le risque est que la production d’IA se déplace vers les pays où il n’y a pas de réglementation et que l’activité y soit concentrée.
RL: Les personnes qui refusent de réglementer et d’encadrer l’IA sont celles qui veulent maximiser le plus possible les profits. Or, les profits ne doivent pas être le curseur que l’on doit suivre. On doit mettre des contraintes et un cadre pour diriger l’innovation qu’est l’IA vers des éléments qui viennent aider et soutenir l’être humain plutôt que pour le remplacer.
Quels sont les dangers et les dérives de l’IA?
MP: Très concrètement, ChatGPT et Gemini font encore beaucoup d’erreurs. Ces logiciels ne disent jamais qu’ils ne savent pas, donc ils donneront une réponse quoi qu’il arrive. Il y a donc toujours besoin de superviser leurs réponses.
Au niveau des enjeux politiques, l’inquiétude est vive quant au risque que ces outils d’IA deviennent des acteurs para-étatiques et qu’il y ait un intérêt à les utiliser pour influencer le processus démocratique. Mais dans ce cas-là, ce n’est pas l’IA qui est dangereuse mais ceux qui l’utilisent dans ce sens.
L’IA relance le débat de la taxation sur les robots. Qu’en pensez-vous?
RL: Cette question refait régulièrement surface, notamment au Parlement européen, dans le contexte du financement des assurances sociales face à l’automatisation croissante du travail. Une telle taxe pourrait compenser les pertes de cotisations sociales dues à la diminution du travail humain, mais elle risque aussi de freiner l’innovation et la compétitivité des entreprises. Une approche équilibrée pourrait consister à adapter les systèmes fiscaux en fonction des gains de productivité générés par l’IA et à renforcer l’investissement dans la formation et la reconversion des travailleurs. Les pertes en matière d'emploi ne sont pas avérées et donc il faut rester prudent par rapport à cette taxe.
Et l’environnement dans tout ça?
La transition écologique est censée être une priorité de tous les Etats. Est-ce que IA et environnement sont compatibles?
RL: L’empreinte écologique de l’IA est une préoccupation croissante, notamment en raison de la consommation énergétique massive des centres de données. Une IA plus durable passe par l’optimisation des algorithmes pour réduire leur consommation d’énergie, l’utilisation de sources renouvelables pour alimenter les infrastructures, ainsi qu’une approche plus responsable dans le développement et l’application des technologies d’IA. Des initiatives existent, mais elles doivent être encouragées par des régulations et des incitations économiques adaptées. Dans le contexte actuel, cette IA durable peine à exister vu le retour à l'énergie fossile dans de nombreuses régions du monde.
MP: Cette question est à nuancer, car l’IA permet aussi de faire beaucoup d’économies d’énergie. Un data center, par exemple, va nous permettre de produire moins de papier, de plastique ou encore d’aluminium. Par contre, la consommation d’énergie est énorme et nous n’avons pour l’instant pas trouvé de solutions pour répondre à ces besoins.
* Outil disponible sur: lis2.epfl.ch/resiliencetorobots/#/