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«L’intelligence artificielle doit améliorer les conditions de travail, pas précariser les travailleurs»

IA
© Thierry Porchet

Progrès ou boîte de Pandore, le déploiement de l’intelligence artificielle pose de nombreuses questions (image non générée par l’IA).

La révolution de l’intelligence artificielle est en marche et suscite autant d’excitation que d’inquiétudes, notamment dans la population active. Des spécialistes nous éclairent.

L’intelligence artificielle est l’un des plus gros défis de notre époque. Au cœur de tous les débats, elle pourrait à terme s’immiscer partout: au travail, à la maison et dans nos loisirs. Certains métiers en font déjà les frais. L’enthousiasme est vif, tout comme les craintes. Faut-il vraiment en avoir peur? A quoi doit-on s’attendre? Et les syndicats là-dedans? Rafael Lalive, professeur d’économie à la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne, spécialiste du marché du travail, et Michele Pellizzari, professeur d’économie à la Faculté d’économie et management de l’Université de Genève, répondent à nos questions.

Existe-t-il des chiffres sur les conséquences potentielles de l’IA sur l’emploi en Suisse?
Michele Pelizzarri: Nous sommes au tout début de l’introduction de cette technologie, il faut donc être très prudent. Faire des prévisions est compliqué. Nous avons toutefois identifié quelques tendances et on s’attend à un double phénomène, soit des créations d’emplois d’une part et des destructions de l’autre. Tous les métiers liés à la production d’outils d’IA profiteront de cette croissance, dans les domaines de l’informatique, de la finance ou même de l’industrie avec des potentiels robots mis à disposition dans les manufactures.
A l’inverse, les tâches qui relèvent de la recherche d’informations, comme notamment les journalistes, seront plus touchées, car l’automatisation est plus facile.

Rafael Lalive: Personne aujourd’hui ne connaît vraiment l’impact réel que pourrait avoir l’IA. Toutefois, nous avons mené une étude sur mille métiers qui nous permet d’avoir une idée un peu plus précise du profil de ceux qui pourraient être davantage touchés: les opérateurs téléphoniques, les secrétaires médicales et les mannequins font partie des métiers les plus menacés alors que les métiers scientifiques (mathématiciens, microbiologistes ou encore ingénieurs et psychiatres) sont préservés. Au total, plus de la moitié des emplois devrait être épargnée. 

Quelle est la différence avec les révolutions technologiques précédentes?
MP: Contrairement à l’avènement des ordinateurs dans les années 1990 et d’internet dans les années 2000, l’impact de l’IA semble être beaucoup moins inégalitaire, car celle-ci ne touche plus seulement les métiers peu qualifiés à bas salaire mais aussi les métiers plus spécifiques. 
RL: En effet, le potentiel d’automatisation des métiers hautement qualifiés a beaucoup augmenté. Pour autant, leur remplaçabilité par des machines, des logiciels ou des robots reste souvent basse, donc ces métiers, comme le professeur d’université, ne sont pas forcément voués à disparaître mais à changer, à se transformer.

Est-ce que les hommes et les femmes seront affectés de la même manière?
RL: Je dirais que l’IA va toucher pratiquement tout le monde de manière globale, les hommes comme les femmes. Cela dit, l’impact sera spécialement fort dans le tertiaire et la presse, qui sont des branches de fait très féminisées. Mais on peut aussi constater que ce sont ces mêmes secteurs des services qui vont offrir des nouvelles possibilités de travail, notamment dans le care

Est-ce que le travail est voué à disparaître?
RL: Elon Musk est convaincu qu’on ne va plus travailler. De mon côté, je n’y crois pas. A chaque nouvelle révolution technologique, on pense toujours que la société va être incroyablement bouleversée, mais il faut nuancer: certaines professions seront amenées à disparaître et d’autres se développeront. On ne devrait pas assister à une baisse de l’emploi, la quantité restera stable. Comme dans l’industrie à l’époque de la robotisation, des emplois ont été supprimés, mais la totalité des emplois dans le secteur est restée stable.

MP: Il faut faire une distinction entre le court et le long terme. Il est quasi certain que, sur le long terme, l’IA aura un effet positif sur la croissance en général, et donc sur l’emploi. Avant cela, il y aura une phase de transition dans laquelle des pertes d’emplois sont forcément prévisibles, mais il est encore tôt pour le dire précisément. 

Peut-on parler d’une révolution comme une autre?
MP: C’est une révolution technologique comparable à ce que l’on a déjà vécu dans le passé. L’aspect novateur avec l’IA, et qui peut effrayer, c’est qu’elle est capable de faire des choses qui n’ont pas été spécifiées, grâce à des algorithmes. Les ordinateurs se contentent d’exécuter des ordres reçus de la part des utilisateurs. L’IA va plus loin. On peut tout de même se rassurer sur le fait que les scientifiques estiment que la capacité de création des hommes est encore bien au-dessus de l’IA, qui n’arrive de loin pas à tout faire. D’ailleurs, les travaux de mes élèves sont toujours meilleurs que les productions de ChatGPT. Et je devine qu’ils l’utilisent quand il y a des erreurs, car le logiciel en fait et on n’a pas la capacité de les détecter. Je leur explique que ce n’est pas forcément un bon outil.

Comment accompagner la population active dans ce processus?
MP: La Suisse a déjà un système très efficace de formation continue. Il faudra l’adapter à ces nouveaux besoins, mais nous ne les avons pas encore bien identifiés, car l’IA est une technologie très récente sur laquelle on a peu de recul et qui génère beaucoup d’enthousiasme et d’excitation. Mais elle pourrait aussi avoir un impact bien moins fort que ce que l’on imagine…

RL: Il sera important que les jeunes qui s’orientent, tout comme les demandeurs d’emploi, soient bien informés et incités à se diriger vers des emplois à moindre risque d’automatisation. Nous avons créé un outil scientifique* qui permet, en fonction de ses compétences et de son métier actuel, de s’orienter vers d’autres métiers plus sûrs. 

IA et économie

Comment se positionne la Suisse dans le domaine de l’IA?
RL: Plutôt bien. Le pays bénéficie d’un écosystème de recherche et d’innovation dynamique, notamment autour de l’EPFL, de l’ETH Zurich et d’autres institutions de pointe. Toutefois, il reste des défis à relever, notamment en matière de régulation, de formation des talents et d’intégration éthique de l’IA dans les secteurs économiques et sociaux. De plus, la Suisse ne dispose pas de moyens pour mettre en place des services IA comme ChatGPT et autres.

Faut-il réglementer l’IA et comment?
MP: Je suis convaincu qu’une réglementation à l’échelle européenne est souhaitable, même si ce sera difficile à mettre en place. Il faudra quoi qu’il arrive se coordonner au niveau international pour être crédible et efficace. Cela dit, j’ai bien peur qu’avec la nouvelle administration des Etats-Unis, il n’y aura pas de consensus. Le risque est que la production d’IA se déplace vers les pays où il n’y a pas de réglementation et que l’activité y soit concentrée. 

RL: Les personnes qui refusent de réglementer et d’encadrer l’IA sont celles qui veulent maximiser le plus possible les profits. Or, les profits ne doivent pas être le curseur que l’on doit suivre. On doit mettre des contraintes et un cadre pour diriger l’innovation qu’est l’IA vers des éléments qui viennent aider et soutenir l’être humain plutôt que pour le remplacer.

Quels sont les dangers et les dérives de l’IA?
MP: Très concrètement, ChatGPT et Gemini font encore beaucoup d’erreurs. Ces logiciels ne disent jamais qu’ils ne savent pas, donc ils donneront une réponse quoi qu’il arrive. Il y a donc toujours besoin de superviser leurs réponses. 
Au niveau des enjeux politiques, l’inquiétude est vive quant au risque que ces outils d’IA deviennent des acteurs para-étatiques et qu’il y ait un intérêt à les utiliser pour influencer le processus démocratique. Mais dans ce cas-là, ce n’est pas l’IA qui est dangereuse mais ceux qui l’utilisent dans ce sens.

L’IA relance le débat de la taxation sur les robots. Qu’en pensez-vous? 
RL: Cette question refait régulièrement surface, notamment au Parlement européen, dans le contexte du financement des assurances sociales face à l’automatisation croissante du travail. Une telle taxe pourrait compenser les pertes de cotisations sociales dues à la diminution du travail humain, mais elle risque aussi de freiner l’innovation et la compétitivité des entreprises. Une approche équilibrée pourrait consister à adapter les systèmes fiscaux en fonction des gains de productivité générés par l’IA et à renforcer l’investissement dans la formation et la reconversion des travailleurs. Les pertes en matière d'emploi ne sont pas avérées et donc il faut rester prudent par rapport à cette taxe.

Et l’environnement dans tout ça?

La transition écologique est censée être une priorité de tous les Etats. Est-ce que IA et environnement sont compatibles?
RL: L’empreinte écologique de l’IA est une préoccupation croissante, notamment en raison de la consommation énergétique massive des centres de données. Une IA plus durable passe par l’optimisation des algorithmes pour réduire leur consommation d’énergie, l’utilisation de sources renouvelables pour alimenter les infrastructures, ainsi qu’une approche plus responsable dans le développement et l’application des technologies d’IA. Des initiatives existent, mais elles doivent être encouragées par des régulations et des incitations économiques adaptées. Dans le contexte actuel, cette IA durable peine à exister vu le retour à l'énergie fossile dans de nombreuses régions du monde. 

MP: Cette question est à nuancer, car l’IA permet aussi de faire beaucoup d’économies d’énergie. Un data center, par exemple, va nous permettre de produire moins de papier, de plastique ou encore d’aluminium. Par contre, la consommation d’énergie est énorme et nous n’avons pour l’instant pas trouvé de solutions pour répondre à ces besoins. 
* Outil disponible sur: lis2.epfl.ch/resiliencetorobots/#/ 

Les syndicats ont un rôle à jouer

Lors du sommet sur l’IA, la Confédération syndicale internationale (CSI), qui y participait, a insisté sur la nécessité de protéger et d'associer les travailleurs à ce processus. «L'avenir du travail façonné par la numérisation et l'IA est inévitable, mais les résultats ne sont pas prédéterminés. La question n'est pas de savoir si ce changement se produira, mais comment le gérer. Et pour ce faire, les syndicats s’avèrent essentiels», a déclaré Eric Manzi, secrétaire général adjoint de la CSI. Cette dernière exige d’abord que les travailleurs et leurs syndicats soient associés à la prise de décisions concernant la manière dont l'IA est introduite et utilisée dans le monde du travail, mais aussi qu’elle ne soit pas employée pour porter atteinte aux droits fondamentaux, notamment la liberté syndicale et le droit d'organisation. Par ailleurs, la CSI réclame que la prise de décisions algorithmiques ne puisse pas se substituer au contrôle humain, en particulier en matière d’emploi, de salaires et de conditions de travail. Enfin, elle plaide pour l’élaboration d’une réglementation internationale plus stricte, à travers une convention contraignante de l'OIT sur le travail décent dans l'économie des plateformes.

«Les syndicats ont un rôle essentiel à jouer pour garantir que l’IA ne devienne pas un outil de précarisation, mais plutôt un levier d’amélioration des conditions de travail, confirme l’économiste Rafael Lalive. Ils peuvent notamment exiger plus de transparence sur les décisions automatisées, veiller au respect des droits des employés et négocier des formations adaptées aux évolutions du marché du travail. Concrètement, les syndicats peuvent exiger que le rôle des travailleurs humains dans toute décision sensible soit maintenu. Cela aussi pour assurer la pérennité des emplois.» MT

Traductrice en mal de mandats

Amandine est traductrice free-lance depuis 2010. «Je m’en suis toujours bien sortie, j’avais des clients réguliers qui me permettaient de toujours avoir un salaire correct sans avoir besoin de prospecter. Je dirais que le vent a tourné depuis l’été 2024. Dans le milieu, nous sommes nombreux à avoir cette impression. Cette baisse d’activité vient très probablement du développement d’outils issus de l’IA, même si nos clients ne le disent pas. Il y a aussi la conjoncture économique difficile qui fait qu’on nous confie moins de travail.

Maintenant et c’est récent, on peut nous demander de faire du travail de post-édition: il s’agit de vérifier et de corriger des textes qui ont déjà été traduits par l’IA, via Deepl ou d’autres logiciels. Certes, ces derniers sont très performants et peuvent proposer des traductions de qualité, mais on ne peut pas se fier à 100% à l’IA: il y a des tournures de phrase ou des subtilités de langage ou culturelles qui ne sont pas bien traduites.» Si Amandine arrive encore à conserver quelques mandats, la question de son avenir professionnel se pose sérieusement. «Mes diplômes ne me permettent pas de faire autre chose que de la traduction et je n’ai pas pu me former en parallèle, car j’étais bien occupée. Je voulais me diriger vers le graphisme, mais le constat est le même dans ce milieu: il y a de moins en moins de boulot...» MT

Vers un consensus international?

Début février s’est tenu à Paris un sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle, organisé par Emmanuel Macron, qui a réuni des dizaines de chefs d'Etat, des organisations internationales, des entreprises multinationales, des syndicats et des représentants du monde universitaire pour examiner les incidences de l'IA sur la société. A son terme, 61 pays ont signé une position commune en faveur d’une IA «ouverte, inclusive et éthique», qui invite au dialogue mondial en faveur d’une meilleure accessibilité de tous à l’IA, et contre une «concentration du marché». 

Pour Rafael Lalive, c’est «un pas important vers une gouvernance mondiale de l’intelligence artificielle fondée sur des principes éthiques», même s’il rappelle que sa mise en œuvre concrète reste un défi. «La Suisse, avec son expertise en innovation technologique et son cadre réglementaire rigoureux, peut jouer un rôle clé en promouvant une IA respectueuse des droits fondamentaux et de la diversité. En tant que pays neutre et siège de nombreuses organisations internationales, elle pourrait aussi faciliter le dialogue entre les différentes puissances en matière d’IA.»

Les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont refusé de signer cet accord. L’efficacité d’une régulation mondiale sans deux des principaux acteurs de l’IA soulève évidemment des interrogations. 

«Les Etats-Unis ont une position très libérale, commente Michele Pellizzari. Les déclarations américaines laissent entendre qu’il y a une volonté d’imposer un contrôle important et qu’aucun accord ne sera possible. C’est inquiétant, mais là encore, le développement politique de la question de l’IA est très récent et reste rempli d’incertitudes.»

Même sans les Etats-Unis, Rafael Lalive pense que l’initiative peut progresser grâce à la coopération des autres nations et à l’influence de l’Union européenne, qui joue un rôle moteur dans la réglementation de l’IA. «Pour avancer, il serait pertinent de maintenir un dialogue ouvert avec ces pays afin de trouver des terrains d’entente sur des normes minimales en matière d’éthique et de transparence. L'Union européenne reste un espace économique important qui peut faire pression de telle sorte que les développements progressent dans son sens.» MT 

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