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Penser, agir, goûter

L’Événement syndical a vingt ans! C’est probablement pourquoi le mois de mai pointe à l’horizon du calendrier printanier le plus immédiat. Et c’est peut-être aussi pourquoi je pense à notre époque qui s’étire entre deux mouvements créant le vide entre elles. Le premier est un mouvement d’extraversion, et le deuxième un mouvement de consolation. Entre les deux, rien.

D’une part le mouvement d’extraversion. Les individus comme les foules cèdent à tous les processus de l’évasion. Nous ne cessons de déserter mentalement ou pratiquement notre territoire immédiat. Nous le faisons par le biais de la culture – notamment du cinéma façon blockbuster. Ou par celui de l’idolâtrie, qui nous projette dans l’univers du sport et de ses vedettes à trois neurones et douze Ferrari. Ou par celui des voyages aériens, qui nous propulsent sous les tropiques ou jusqu’aux pôles. Ou par celui de citoyens à tendance prophétique, comme l’Américain Elon Musk, qui s’engage dans le projet nul d’aller coloniser la planète Mars en fuyant d’autant mieux sa sœur la Terre progressivement inhabitable.

Et d’autre part le mouvement de consolation, ou de l’égocentrisme narcissique. Il n’est plus de magazine féminin pour salons de coiffure, et plus de psychologue moyen de gamme, qui ne vantent les protocoles enchantés de la «reconnexion avec son soi le plus intime», les prodiges du «recentrage fertile» ou les pouvoirs régénérateurs de la «remise en axe personnel». Ainsi déferlent sous nos yeux fatigués, dans les journaux et sur Internet, les images de tant de nos congénères accroupis en costumes post-hindous dans quelque salle de culte à soi-même: ah, comme ils ferment les yeux pour mieux se rêver somptueux dans la chimère de leur accomplissement qui plane! Et comme ils tournent les paumes de leurs mains vers l’immensité céleste, d’où choira la douce averse des bonheurs vrais!

Entre les deux rien, écrivais-je plus haut. Et surtout pas la mise en conscience citoyenne et politique du dispositif. Songez à ce symptôme inouï que constitue de nos jours le triomphe des coaches en tout genre. Qu’il s’agisse d’Easyjet comme agent d’accompagnement aux antipodes, ou de Rosette Poletti comme pansement grand public apposé sur les mélancolies vernaculaires. Ou de Cristiano Ronaldo comme point d’adoration parmi les dieux du stade, ou de Frédéric Lenoir comme sémaphore astucieux qui se charge d’indiquer aux foules les chemins merveilleux du sourire perpétuel et de l’allégement miraculeux.

Quand vous êtes dans l’industrie de l’extraversion comme dans celle du coaching ou de la consolation, en effet, vous prenez une précaution fondamentale. Vous n’allez pas au fond des réalités vécues par vos clients, vos patients ou vos lecteurs. Vous envisagez ceux-ci de manière à les réinsérer le plus tôt possible dans les circuits de la performance professionnelle. Vous ne les aidez pas à descendre en eux-mêmes pour explorer le fondement social ou politique de leurs troubles ou de leurs désarrois, aux fins qu’ils en remontent nourris par cette expérience et fondés plus solidement par elle.

C’est en cela que l’industrie de l’extraversion, comme celle du coaching et de la consolation, s’érigent en complices du système ambiant. Il est même obligatoire de bâcler le travail quand on est coach et quand on est consolateur, et bien sûr aussi quand on est agent de l’extraversion par le voyage ou la culture. Si ces professionnels-là rendaient leurs clients ou leurs patients conscients de leur destin dans le système qui les englobe, en allant à la source de leurs servitudes imperceptibles et de leurs aliénations y compris consenties, comme celles de la consommation, une évolution cardinale s’ensuivrait. L’ordre injuste serait bouleversé. Ceux qui le dominent sur le mode de l’arrogance et du profit excessif en seraient chassés. Et la névrose, comme la souffrance au sein des populations, s’en trouveraient allégées.

Puissent certains des débats qui ponctuèrent Mai 68, il y a cinquante ans, rayonner au sein de notre mémoire collective dans ce sens bénéfique et praticable. Puissent les philosophes attentifs au jeu des sociétés humaines se vouer à rendre la Cité plus juste et plus sensuelle au sens poétique et quotidien du mot. Et puisse ce journal y concourir par mille moyens selon sa veine. Remplir d’actes et de pensée l’abîme dont je parle ici, l’abîme qui se creuse entre l’extraversion systématique et l’extase de soi qui nous enferme, c’est le programme.