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Stratégie de la singularité

A la Manip (Mission d’action novatrice de l’industrie privée), Hans Im Obersteg dit HIO regardait de plus en plus souvent vers la porte de sortie, qui, comme vous le savez, se trouve à la même place que la porte d’entrée. Sa fin de carrière avait été plus cahoteuse – le premier qui me dit chaotique, je lui fais répéter cent fois que le chaos n’est pas le cahot. Par oral, pour bien faire la différence! Je suis un pédagogue moderne, moi!

Reprenons. Donc une fin de carrière un peu poussive, loin des ors espérés dans sa folle jeunesse. Un peu fatigué, un peu détaché de tout cela, il effectuait encore le job. Mais ne pouvait s’empêcher de faire quelques écarts, montrant qu’il n’était plus complètement dupe. Dans sa dernière mission de conseil à une entreprise qui avait décidé de se lancer à fond la caisse dans la production de masques pour se protéger de quoi vous savez – oui, de quoi, pas de qui, on ne fait pas du Covid-19 une personne, non, mais! – il avait fait remarquer que les critères du contrôle qualité desdits masques étaient un chouïa… élastiques. On n’avait pas vraiment apprécié dans les étages supérieurs. Pas la qualité médiocre des élastiques et des masques, mais la remarque.

Un qui, en revanche, prenait son pied, c’était bien Ruedi Saurer, le secrétaire général. Cette crise dite du Covid-19 lui avait permis de se singulariser parmi les dirigeants de la Manip. Régulièrement, il faisait entendre sa petite musique, collant au plus près des besoins des entreprises et s’assurant ainsi de leur clientèle. Déjà en mai, il avait expliqué qu’il commençait à en avoir plein le dos de cette crise. Le pauvre chouquinet avait ensuite mis l’accent sur le retour au travail le plus rapide possible des personnes infectées. On avait échappé de peu à la comparaison avec une «grippette» si prisée du côté des grandes gueules autoritaires. Puis, Ruedi avait expliqué qu’il ne fallait pas céder à l’hystérie. Tête froide, gel hydroalcoolique et gestes barrières. Viril et militaire face à l’offensive du virus. N’exagérons pas la menace. L’hystérie, c’est bon pour les médias. Et les gonzesses. On vous a déjà dit que Ruedi Saurer aimait bien les traditions? Eh bien, celle qui fait de l’hystérie une manifestation typiquement féminine en est une. Ça remonte à Hippocrate, au moins (hysteria en grec signifiant utérus). Hippocrate disait que l’hystérie était un animal dans l’animal. Pas vraiment aimable avec les dames, le vieux barbu. Par la suite, une avalanche de symptômes permit de faire rentrer tout et n’importe quoi dans cette catégorie bien commode, qui envoya au bûcher quelques patientes selon le traitement prescrit à l’époque par l’Eglise. Depuis, on en est un peu revenu, surtout lorsque l’on a constaté que certains symptômes touchaient aussi des ouvriers des chemins de fer gravement blessés ou ayant frôlé la mort. Pas des gonzesses, pourtant, ceux-là. Mais ne dites pas à Ruedi Saurer que le trauma a remplacé l’hystérie, il croit toujours que l’on soigne le coronavirus avec des sangsues ou en pratiquant la saignée.

L’hystérie, il ne savait pas trop quoi en penser HIO. En revanche, le petit jeu de Ruedi Saurer lui avait rappelé ses années d’études. Il avait comme ça des passages de ses cours qui lui étaient restés en mémoire, se manifestant quelquefois de manière inattendue. La singularisation à petits pas bien comptés du secrétaire général de la Manip ? Quelques millisecondes plus tard, ses neurones et ses synapses lui faisaient passer le message: «Lorsque l’on est challengeur, la stratégie classique pour générer massivement de la valeur, décoller et échapper au piège concurrentiel du marché consiste à se distinguer par la création d’une singularité́.» Cette phrase, il l’avait entendue, un jour, dans un cours sur les stratégies d’entreprise, qui dressait les mérites comparés des stratégies fondées sur le mimétisme ou la singularité. Une histoire de caméléons, en fait. Le caméléon qui se place sur un caméléon prend les mêmes couleurs que le premier, ce qui fait qu’au cent vingt-deuxième caméléon, on ne voit plus qu’un gros tas informe de trucs de même teinte. Voilà pour le mimétisme. Le coup de génie consiste à s’extraire du tas, donc à se singulariser. Voilà pour la singularisation. Sauf qu’il ne faut pas pousser le bouchon du caméléon singulier trop loin, sinon on se demande: «Mais qu’est-ce que c’est que ce machin repoussant?», et c’est raté. C’est tout un art, la singularisation. Surtout que personne n’est capable de définir à l’avance où se situe la limite entre le suffisamment et le trop. D’où un nombre incalculable de singularisations foireuses. La faute à toutes ces femelles caméléons hystériques, pensa Ruedi Saurer. Surtout les voilées…