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Sur les planches l'univers impitoyable du travail

Dans sa pièce La gueule de l'emploi la metteuse en scène Evelyne Knecht propose un tour d'horizon engagé du monde du travail

C'est avec créativité, sérieux et humour que la femme de théâtre Evelyne Knecht met en scène le burn-out, l'automatisation, le stress, les licenciements... La gueule de l'emploi est à voir, surtout après une journée de travail, au Pulloff théâtres à Lausanne, du 21 mars au 2 avril.


Raconter le monde du travail, ses affres et ses douleurs, c'est aussi parler de la société dans son ensemble, du néolibéralisme qui gangrène les femmes et les hommes, du sens de la vie... «C'est un sujet social, car il concerne la vie des gens. Ou éminemment politique, mais au sens de la vie de la Cité», relève la metteuse en scène, Evelyne Knecht. Femme de culture, féministe et popiste ayant siégé 14 ans au Conseil communal de Lausanne, la militante de toujours a recueilli des témoignages de travailleurs en burn-out et s'est plongée dans les thèmes de l'automatisation, du stress, des restructurations et des licenciements à la pelle, de l'épuisement professionnel, du chômage, ou encore de la robotisation qui augure une reconsidération du travail dans son ensemble. «La gueule de l'emploi propose des questionnements plus que des affirmations», lance Evelyne Knecht que l'on rencontre dans le local de répétition du Pulloff théâtres à Lausanne, entourée de sa troupe, qui nous joue quelques scènes en primeur. Une mise en scène étonnante qui permet de prendre du recul sur des sujets que tout le monde vit de près ou de loin. Ceux du licenciement ou encore du burn-out, par exemple. Pêle-mêle, il y est question de mal-être, de nausée, de perte de mémoire, d'estomac serré, de tremblement de terre, de vertiges... «Les burn-out touchent surtout des personnes qui donnaient beaucoup d'eux-mêmes, aimaient leur travail. Et ils ont été cassés», relève Evelyne Knecht qui puise chez les gens la matière de ses spectacles. Car le sens de sa compagnie, Théâtre Actif, créée en 2005 est d'offrir un théâtre engagé immergé dans la société. Sa dernière pièce, Un métier pas comme les autres, qui a rencontré un vif succès, parlait de prostitution.

L'humour toujours
La gueule de l'emploi se déroule en plusieurs tableaux, ponctués par les notes d'un musicien, de témoignages poignants aux scènes sarcastiques, jamais dénuées de sens et d'humour. En aparté, la comédienne Zoé Blanc-Scuderi souligne: «Evelyne a le don, dans ses pièces, de faire passer le spectateur d'une émotion à une autre. C'est son grand talent.»
La réflexion sur le monde du travail s'élargit au sens de la vie, puisque «ce qu'on fait est devenu plus important que ce qu'on est». «Le travail, ça te détruit. Le problème, paradoxalement, c'est qu'être sans boulot, ça te détruit aussi», pense tout haut l'un des personnages sur scène.
Une réflexion urgente à l'ère de la révolution numérique et de l'émergence des intelligences artificielles: «48% des emplois seront remplacés par des machines d'ici 20 ans», lancent les acteurs en cœur. Sur la scène, un décor parlant: un escalier pour grimper les échelons et une rampe pour accélérer la chute...
La comédienne Caroline Althaus, après la répétition, raconte: «Jouer des textes qui viennent de témoignages, savoir que ces gens existent, parler de notre monde, fait de nous des porte-parole. Au début, j'avais du mal à dormir après les répétitions et je me disais qu'on était malade d'avoir fait des enfants... Aujourd'hui, je réfléchis à ce que je peux faire, à mon échelle...»

Aline Andrey

La gueule de l'emploi, du 21 mars au 2 avril au Pulloff, rue de l'industrie 10, Lausanne, ma/je/sa 19h, me/ve 20h, di 18h.
Réservations: 021 311 44 22 ou www.pulloff.ch



Et le métier de comédien alors?

En marge de la pièce La gueule de l'emploi, ses comédiens nous parlent de l'insécurité et de leur profession pas toujours reconnue

Si la pièce de théâtre La gueule de l'emploi parle surtout du monde de l'entreprise, ses comédiens vivent d'autres facettes du monde du travail. Une phrase dans le spectacle donne le ton: «Si t'as pas ta Rolex à 50 ans, t'as raté ta vie!» «C'est un gag qu'on se fait souvent entre acteurs!», lance Marco Calamandrei qui, à 60 ans, n'a toujours pas de montre à son poignet. «J'avais trouvé un poste à 60% dans le domaine de la culture, histoire de pouvoir souffler un peu financièrement. Et le nouveau directeur, âgé de 24 ans, m'a licencié. Je lui ai dit: "Tu licencies un type de 60 ans, tu le tues." Il m'a dit: "Oui, je sais." Dès avril, je vais me retrouver avec une allocation chômage de 2500 francs. Et j'ai un gosse aux études...» Il soupire. Son témoignage ne fait pas partie du scénario, mais est emblématique de la précarité vécue par les gens de théâtre. «Dans notre métier, il n'existe que des CDD (contrats à durée déterminée, ndlr). Et je dois dire qu'avec les durcissements de la Loi sur le chômage, on vit aussi une dégradation de nos conditions de travail», relève Evelyne Knecht. Marco Calamandrei précise: «Au début, il suffisait de travailler pendant 6 mois pour pouvoir toucher le chômage, là ça allait encore. Puis on est passé à 12 mois, et maintenant 18. Ça devient mathématiquement impossible, car les théâtres sont fermés l'été. Heureusement, on a réussi à obtenir que les deux premiers mois comptent double.» A en croire la troupe romande, les cours de diction ou de théâtre, surtout à Genève, ont remplacé les mandats de la radio, de plus en plus rares.

Casse-tête
Si le métier de comédien, à l'instar des professions artistiques, est d'abord une histoire de passion, reste que beaucoup de comédiens quittent le circuit, usés par l'insécurité. Le temps passé à chercher un rôle ou à jongler entre les pièces fait penser à un parcours du combattant. «C'est un casse-tête chinois que de jongler entre les différents spectacles, les dates de représentations, les reprises. Jouer deux spectacles en même temps, est impossible...», souligne Caroline Althaus qui s'insurge, avec ses camarades, de la violence administrative. «Cela fait 8 mois que je travaille non-stop, sans vacances. Et la première chose que me dit ma conseillère ORP lorsque je lui signale que la pièce se termine le 2 avril: "Et après vous faites quoi?" Bien sûr, c'est mon choix de vie, mais je ne mérite pas ce mépris.»
Evelyne Knecht relève: «Dès avril, je devrai me lancer dans une nouvelle recherche de fonds pour un nouveau spectacle. Un travail qui ne sera pas reconnu par la caisse chômage qui va me demander de chercher en dehors du monde du théâtre. On m'a dit que je pouvais postuler n'importe où, mais je n'arrive pas à envoyer mon CV pour un poste d'infirmière!» Et Marco Calamandrei de renchérir: «Je peux vous dire qu'un acteur n'est jamais content d'être au chômage, un acteur a besoin de travailler, car plus on le voit sur scène, plus il a des chances d'être engagé.»
Notons aussi que le minimum syndical a très peu évolué ces dernières années. Il se monte à 4500 francs brut à 100%, selon la convention collective du Syndicat suisse romand du spectacle (SSRS).

En mal de reconnaissance
L'acteur Philippe Castellano écoute ses collègues avec intérêt: «En France, nous avons le statut d'intermittent. Mais ce qui est étrange c'est qu'on en vient à dire que notre métier c'est intermittent...» Un statut qui n'a jamais existé en Suisse et remis en question régulièrement en France. «Le métier de comédien a été reconnu très tardivement en Suisse, dans les années 80, alors qu'à Paris le statut d'intermittent du spectacle existait déjà», se souvient Evelyne Knecht. «On doit toujours justifier le fait qu'être acteur est un métier. Car la question qui suit est souvent la même: "Pis, à part ça, tu fais quoi dans la vie?", souligne Evelyne Knecht. «Ou alors on nous dit: "T'es comédien? Tu bosses dans quel café?"», renchérit Zoé Blanc-Scuderi. Un paradoxe, puisque la Suisse compte un bon nombre d'écoles de théâtre. Sans compter que la culture est essentielle à la démocratie et à l'humanité.
AA