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Un pasteur de toutes les luttes

Pasteur à la retraite André Jufer revient sur son métier et ses combats

«Ce qui m'effare, c'est le déni de l'histoire de la part de nos politiques.» André Jufer ne cache pas ses indignations. Et elles sont nombreuses. Dans son livre «Quand les déshérités souffrent, les multinationales dansent», il revient justement sur l'Histoire, de Jésus-Christ à nos jours, en passant par la traite négrière, l'exil des paysans suisses pour fuir la misère, la montée de l'UDC, la politique d'asile, les révoltes paysannes, et les désastres du néolibéralisme... entre autres. Il crée ainsi des liens historiques, mais aussi des ponts entre les figures du réfugié et du petit paysan. Il y critique notamment l'agro-industrie qui pousse les petits paysans du tiers monde à quitter leurs terres pour une vie meilleure ailleurs (dont une toute petite minorité arrive jusqu'ici).
Comme l'écrit l'ancienne conseillère nationale valaisanne Gabrielle Nanchen dans la postface, les commentaires d'André Jufer sont parfois «virulents», voire «incendiaires». «Je n'ai rien à perdre», rit le pasteur retraité au langage fleuri, ouvert aux critiques lui qui ne pensait jamais être capable d'écrire un livre. Et encore moins de l'éditer. «C'est en le faisant, pendant 4 ans, que j'ai découvert un tas de choses, tout en étant plein de doutes quant à son intérêt», dit-il avec humilité. C'est à ses amis, «des militants de premier ordre», Danielle et Gérard Forster, qu'il dédie son livre, lui qui a eu l'honneur mais aussi la lourde charge émotionnelle de célébrer leurs obsèques.

Un appel divin
Né en 1940 à Begnins, fils de boulanger, André Jufer dit Dédé commence un apprentissage de typographe au journal de Nyon. «A cette époque, on était syndiqué dès l'apprentissage. Mais je n'y connaissais rien.» Son rêve: devenir graphiste. Mais la vie - ou Dieu? - en a décidé autrement. «Un dimanche, au culte, j'écoutais le pasteur sans rien y comprendre, quand j'ai entendu un appel: Dédé, tu seras pasteur! C'est la première et dernière fois que j'ai entendu cette voix. A l'époque, j'ai cru que je devenais fou. Ça m'a foutu les jetons!»
Après quelques mois, il finit par parler de cet appel au pasteur de sa paroisse, qui l'encourage... André Jufer reprend donc ses études pour obtenir le bac, en France. C'est dans cette école qu'il rencontre des anciens combattants de la guerre d'Algérie, et le pasteur pacifiste Martin Niemöller. Une révélation pour le jeune André qui devient objecteur de conscience. Un engagement qui le verra condamné à deux mois de prison ferme à son retour en Suisse. «Ce n'était pas si terrible que ça. La solitude de ma cellule me permettait d'étudier», raconte celui qui est alors déjà marié à Micheline. En 1970, il vivra encore trois mois «de taule» à Vevey, ironie du sort, dans un ancien couvent transformé en prison. Qui plus est à la rue du Panorama, alors qu'il n'avait droit à aucune promenade. «Je pouvais sortir de ma cellule une fois par semaine pour me doucher, et pour voir mon épouse et ma fille de quelques mois.»

Mai 68
Entre ces deux passages en prison, Mai 68. Une révolution vécue aussi par les étudiants de l'Université de Lausanne. «Jusque-là, je vivais mal mes études à la Faculté de théologie. Je ne me sentais pas à ma place. Je complexais à mort. Mai 68 a été l'occasion de ruer dans les brancards, et de prendre la parole. Je me suis senti reconnu.» Devenu pasteur, sa contestation vis-à-vis de l'Eglise «bourgeoise» et de la société ne faiblit pas, même s'il avoue avoir parfois mis de l'eau dans son vin lors de ses prêches et s'être adouci avec le temps.
Sa carrière commence dans la paroisse du Sentier de 1974 à 1982. Quelque 40 ans plus tard, il porte encore à son poignet une montre offerte par un employé de la société horlogère Lemania, un prototype pour l'aventure lunaire des cosmonautes américains. Le pasteur soutiendra les ouvriers lors de la crise horlogère. Il s'engage pour les droits des travailleurs, et plus largement les droits humains. Arrivé à Lausanne, avec son épouse et leurs trois enfants, il s'engage pour la cause des réfugiés kurdes, tamouls et africains... jusqu'à aujourd'hui.
Par contre, André Jufer n'a plus de liens étroits avec son Eglise. «Je reste sur mes pattes arrière face à une Eglise qui se gère comme une entreprise! Même si je lui dois énormément, car elle m'a permis d'étudier la théologie qui me passionne, et de rencontrer en paroisse des gens fantastiques.» Reste que l'ancien pasteur continue à se nourrir des textes bibliques pour comprendre le monde. «La culture occidentale est imprégnée de la Bible. A commencer par sa traduction du récit de la création qui met l'homme en position de dominer la terre et donc de l'exploiter sans scrupule. La femme y est vue aussi comme la grande tentatrice. C'est dégueulasse! Et on n'en est pas encore sorti. L'Eglise a fait de cette pensée antithétique dualiste une pensée unique...» Et de conclure: «Plus je vieillis, plus je me pose de questions. Je ne sais pas qui est Dieu, mais pour moi le message de Jésus-Christ, comme de toutes les autres religions, prône la puissance de l'amour.»

Aline Andrey

«Quand les déshérités souffrent, les multinationales dansent», André Jufer, Editions de l'Aire, 2014