Ingénieur œnologue, Christian Vessaz dirige le domaine du Cru de l’Hôpital à Môtier-Vully. Biodynamie et géométrie sacrée au cœur d’une production de référence. Un petit goût de magie
Mise à part l’incongruité d’un magnifique gong, installé au milieu de cuves, rien ne semble distinguer la cave du Cru de l’Hôpital d’autres établissements remplissant la même fonction. Le bâtiment, propriété de la bourgeoisie de Morat comme du domaine attenant, recèle pourtant d’étonnants secrets. Des mystères récemment percés à jour par Christian Vessaz, directeur des lieux. «J’avais constaté que les conditions de vinification étaient ici excellentes, comme dans certains monastères, et je me suis demandé pour quelles raisons.» Le Vaudois de 43 ans mandate alors une étude à Anthony Tombez, géomètre et géobiologue. Le spécialiste découvre un édifice qui, bien que récent – la construction date de 1972 et a été rénovée en 2008 sans intervention sur sa structure originale –, a été érigé selon les préceptes de la géométrie sacrée. Un art s’inspirant de la perfection de la nature. Dans ce «temple», tout est affaire de nombre d’or, de proportions millimétrées comme de l’horlogerie fine, d’alignements sur les méridiens solsticiaux, d’harmonie avec les saisons, de forces énergétiques... Contacté, l’architecte fribourgeois retraité qui l’a conçu expliquera qu’il a été initié aux connaissances des bâtisseurs des cathédrales. «Nous avons été stupéfaits. C’est un bâtiment savant, rare», affirme Christian Vessaz qui, avec l’expert, racontera cette étonnante histoire dans une bande dessinée illustrée par Louiza Becquelin*. Et l’ingénieur œnologue de partager sa joie de savoir que la voie suivie, celle de la biodynamie, s’intègre parfaitement au concept architectural de la cave. «Tous deux, note-t-il en substance, font l’éloge de la vie, de la vitalité.»
Mystérieuses préparations
Mais quels arcanes régissent ce type d’agriculture pratiquée par une septantaine de vignerons dans nos frontières et certifiée par l’écolabel Demeter? «Elle se fonde en premier lieu sur des principes biologiques: pas de pesticides de synthèse, d’herbicides ou encore d’engrais chimiques. La marque Demeter épure les cultures de ces produits prétendument miracles», précise le Vaudois, responsable d’un domaine de treize hectares et épaulé par quatre employés et un apprenti. La biodynamie se base aussi sur des recettes échappant à l’entendement. «Nous utilisons des composts naturels, marc de raisin et fumier bovin, stimulés par des plantes médicinales ainsi que des préparations spéciales.» Ces dernières ont été créées par l’anthroposophe et occultiste Rudolf Steiner dans les années 1920. Elles doivent être ajoutées au compost ou pulvérisées sur les cultures en dosage «homéopathique». L’un d’elles se compose par exemple de bouse de vache insérée dans la corne de ce même animal et enterrée durant la saison hivernale pendant six mois. «On obtient alors un compost parfait. On en utilise 100 grammes pour un hectare. La préparation, appelée bouse de corne, est encore “dynamiséeˮ dans de l’eau de pluie chauffée et répandue sur le domaine au printemps, pour réveiller les sols», explique le jeune quadragénaire, qui citera encore une autre mixture à base de «silice de corne», élaborée avec du quartz des Alpes finement broyé et aussi enfouie dans la terre un semestre. Une potion diluée dans de l’eau chauffée à 37 degrés, brassée, puis vaporisée en été en fin brouillard sur la partie aérienne des plantes afin de lutter contre la maladie.
Avec la complicité de la Lune
«Elle sert à renforcer les plantes dans leur structure. Les feuilles réagissent en s’orientant vers la lumière.» Pour éradiquer le mildiou, principal champignon ravageur, l’homme recourt encore à un traitement à base d’orties et d’osiers et à des décoctions de prêles séchées, riches en silice, épandues à tous les périgées. Les rythmes de la nature et les cycles lunaires – lunes croissantes, décroissantes, montantes, descendantes, etc. – jouent en effet un rôle fondamental dans la pratique de la biodynamie. Christian Vessaz se procure les différentes préparations en France, dans la région de Cluny, et souligne leur efficacité. Par quelle magie? «La science n’a pas encore tout expliqué. Ce qui m’intéresse, c’est l’empirisme. Mais peut-être aurons-nous un jour des réponses à ce phénomène.» Et le passionné d’ouvrir une malle pour montrer quelques-unes des préparations renfermées dans des bocaux. Des récipients entourés de tourbe «pour lutter contre le rayonnement des antennes». Même précaution prise autour de l’onduleur solaire ceint d’une cage de Faraday – le toit de la cave a été équipé de panneaux photovoltaïques assurant l’autonomie énergétique du bâtiment.
Si la biodynamie génère 20% à 30% de travail supplémentaire, Christian Vessaz, souligne la saveur de ses crus. «Il y a ce respect du terroir que l’on retrouve dans le vin sous une forme de minéralité. Le vin vibre davantage, il possède plus de précision aromatique. De longueur en bouche.» Un sentiment de plénitude et une durée dans la perception que ce passionné n’a pas trouvé dans la production conventionnelle.
Note maximale
«Quand j’ai été engagé pour m’occuper du Cru de l’Hôpital, à l’âge de 24 ans, on faisait de la chimie pure. J’ai commencé par apprendre à maîtriser l’outil de travail et poursuivi plusieurs années dans cette ligne avant d’introduire des changements en 2009. A la naissance de mon premier fils, en 2012, j’ai totalement abandonné la production classique. C’était une évidence de mettre, pour mon enfant, fin aux pesticides», précise ce fils de vigneron qui, bien que sans exploitation, a eu un véritable coup de cœur pour ce métier. «J’ai toujours eu la fibre mais pas le domaine», affirme l’homme, employé par la bourgeoisie de Morat.
La cave du Cru de l’Hôpital écoule 90000 bouteilles par an – deux tiers de blanc, un de rouge – et essentiellement du chasselas et du pinot noir. Des vins vendus un peu plus cher que leurs concurrents classiques – entre 14 et 44 francs la bouteille – qui n’en trouvent pas moins preneurs. «Les cuves sont quasi vides», sourit le directeur. Durant l’entretien, plusieurs personnes passeront acheter des crus. «J’habite au-dessus de Morat. Depuis de nombreuses années, je viens régulièrement m’approvisionner ici. Je vise la qualité. Pour moi, c’est clairement le meilleur vin de la région. Je lui donne la note maximale», lance une cliente, repartant avec des spécialités, alors que le Gault et Millau a classé le vigneron parmi les 125 meilleurs de Suisse.
Un vin touchant
Convaincu par la biodynamie, Christian Vessaz a franchi un pas de plus en explorant les «vins nature». Comprenez, dans le processus de vinification, l’absence de levure et de soufre, et de filtration. «Que du raisin!» souligne Christian Vessaz, qui s’est lancé dans cette nouvelle aventure en 2016, consacrant 5% de la production à cette gamme et envisageant de l’étendre. De nouveaux produits que l’œnologue qualifie «d’un peu plus brut de décoffrage, mais procurant encore davantage d’émotions, de plaisir». «Je suis peut-être conditionné en les dégustant. Mais je dirais qu’il s’agit là d’un vin particulièrement touchant.»
Un coup sur le gong mettra un terme à la visite en emplissant la cave d’une note profonde, le son sol. «Il faut en jouer de temps en temps pour accentuer les bonnes vibrations de cette salle conçue comme un temple.» Epilogue d’une incursion dans un monde étonnant... Mais le vin n’est-il pas le nectar des dieux?