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«On ne va pas aller vivre sur Mars»

Dans le squat.
© Olivier Vogelsang

Le squat de la Bourdache est l’un des plus anciens de Lausanne. Une vingtaine d’habitants y vivent dans des caravanes et des roulottes de chantier. L’ancienne maison des Jardins familiaux fait office de cuisine, et des toilettes sèches ont été installées. Ce lieu de vie, de rencontres et de concerts, va disparaître au profit de fouilles archéologiques prévues pour une durée de quatre ans, avant la construction d’un écoquartier.

Le squat de la Bourdache vit ses derniers jours aux Prés-de-Vidy. L’occasion de questionner le rôle d’un tel lieu alternatif à Lausanne. Reportage

«On se prépare. On range notre matériel, nos roulottes. On est bien conscients qu’il va falloir y aller. On n’est pas là pour s’opposer à l’extension de la ville. Mais certains, comme moi, sommes là depuis dix ans.» Il soupire, Jean*, en nous faisant entrer dans le squat de la Bourdache, aux Prés-de-Vidy, à Lausanne. A terme, ce terrain est dévolu à la construction d’un écoquartier dans le cadre du projet Métamorphose. Mais, avant, quatre ans de fouilles archéologiques sont prévues. «Nous proposons un autre mode de vie, collectif, alternatif. C’est notre choix politique, économique, écologique, culturel.» Sans se poser aucunement en victime, il nous présente le lieu avec Gaëtan et Flex – «Mon surnom depuis que je suis petit», souligne ce dernier. Dans l’antre de la maison, une cuisine, des souvenirs, un passé qui remonte aux Jardins familiaux des Prés-de-Vidy, démantelés il y a quatorze ans. «Je venais ici quand j’étais gosse avec des copains, se souvient Jean. Ces dernières années, j’ai tenté de trouver un appartement. Mais avec mon dossier, mes poursuites, c’est mission impossible. Et payer 900 à 1000 francs par mois pour un studio, c’est absurde.»

Gaëtan et Flex subsistent avec 250 à 300 francs par mois, argent provenant de petits chantiers et de leur artisanat. «C’est par choix. Je me sens mieux de vivre comme ça. On se débrouille. On récupère la bouffe dans les poubelles d’Aldi. On se nourrit des déchets de la surconsommation», explique Gaëtan, tailleur de pierre, très actif en ce moment dans la rénovation de sa roulotte après avoir passé deux ans en France. «On ne veut pas se tuer à la tâche, ne pas vivre pour travailler, mais proposer un autre modèle», renchérit Flex qui, à côté de ses sculptures, se passionne pour les plantes. Depuis un certain temps, il référence celles présentes sur le terrain, confectionne des pommades, et teste diverses variétés. «Cette espèce de passiflore résiste au gel. Les fruits seront mûrs une fois rouges», indique-t-il. Un étonnant bananier a lui aussi donné quelques fruits. Mais, jusqu’ici, ce sont les kiwis qui prospèrent, tout comme les figuiers, les noyers, les pêchers, les pommiers, les cognassiers. «J’aime vivre dans ce grand jardin», souligne l’autodidacte. Et ce malgré la mauvaise qualité du sol pollué aux métaux lourds.

Dans le squat.
© Olivier Vogelsang

 

Quatorze ans d’incertitudes

Si les cadavres de cannettes de bières et la scène de musique témoignent de l’aspect cérémoniel du lieu, le cœur n’est plus à la fête. «En ce moment, on ne dort pas beaucoup, on réfléchit, on n’aimerait pas que ce terrain redevienne un terrain vague à notre départ. On veut des preuves que les fouilles commencent tout de suite pour ne pas partir pour rien. Les archéologues creusent-ils en hiver?» questionne Jean, vingt ans d’expérience d’occupation à son actif, méfiant vis-à-vis des déclarations des municipaux sur le début, dit imminent, des travaux. «Cela fait trois ans qu’on reçoit toujours le même courrier avertissant que ça va commencer. A force de crier au loup, on n’y croit plus!»

Les trois compères précisent ne parler qu’au nom de la Bourdache, qui compte une vingtaine d’habitants. «Chaque collectif a ses propres règles. On se parle, mais on ne vit pas ensemble», précise Gaëtan. Car, sur le terrain, deux autres groupes occupent deux maisons, auxquels s’ajoutent des squatters vivant dans des camions et des camping-cars. «Pour eux, c’est plus simple, car il leur suffit de tourner la clé pour partir», souligne Jean, qui va devoir, lui, couper un arbre pour bouger sa roulotte de chantier…

Les habitants de la Bourdache se sont cotisés pour acheter un tracteur afin de pouvoir déplacer leurs logements. Leur contrat de prêt à usage a été résilié au 31 août dernier. La Ville a saisi la justice. Une audience est prévue le 6 octobre.

«Nous avons toujours eu de bons contacts avec la Municipalité et la police. On paie nos charges. Avec le temps, j’ai l’impression que la communication devient plus compliquée, moins transparente, regrette Jean. Ils n’ont pas répondu à nos propositions et à nos lettres récentes. Dans l’idéal, on aimerait avoir une proposition d’endroit où nous installer. On est bien sûr prêts à payer une participation. Or, on nous dit d’aller voir ailleurs. Quoi qu’il arrive, on ne va pas disparaître… ni aller vivre sur Mars.»

* Prénom d’emprunt.

Dans le squat.
© Olivier Vogelsang

 

Une question éminemment politique

La question du squat de la Bourdache et du futur des Prés-de-Vidy a été largement débattue lors du Conseil communal du 19 septembre dernier. Le syndic, Grégoire Junod, a rappelé que le contrat de prêt à usage signé en 2012 entre la Ville et le Collectif concernait des parcelles de jardinage et que les habitations y étaient interdites. «En septembre 2022, les différents collectifs ont été avertis que des travaux allaient commencer. Puis de nouveau en mai 2023 pour le 31 août. Comme dans tout contrat de confiance, notamment avec l’ALJF (Association pour le logement des jeunes en formation, ndlr), les collectifs s’engagent à partir lorsque les travaux doivent commencer.» Le syndic a par ailleurs souligné s’être toujours battu pour ne pas résilier des contrats sans l’assurance du début imminent des travaux.

Plusieurs interventions de conseillères et de conseillers communaux ont porté sur l’importance du respect du contrat de confiance et de la continuation des contrats de prêt à usage. Si la difficulté de se loger pour les plus précaires a été également martelée, la résolution déposée par Isabelle Bonillo d’Ensemble à Gauche, demandant que le collectif de la Bourdache puisse bénéficier d’un délai convenable et être relogé, a été finalement refusée par 39 non, 14 oui et 11 abstentions.

Contactée, la Direction du logement, de l’environnement et de l’architecture souligne par écrit que «les occupantes et les occupants peuvent postuler auprès de la Ville pour un appartement en respectant les critères usuels et légaux». Quant au début exact des fouilles, elle explique: «Les travaux préparatoires sont lancés (démolition, clôture du site, pistes d’accès) et le calendrier précis des fouilles à proprement parler sera communiqué prochainement, en tenant compte notamment des enjeux scientifiques et de la mobilisation des équipes de fouilleurs.» A la question de la place des squats, elle répond notamment: «Pleinement consciente des défis que pose le marché de l’immobilier en termes de logement pour certaines catégories de la population, les contrats de prêt à usage sont un outil social parmi d’autres pour soutenir ces personnes. Grâce à ce soutien, ces collectifs peuvent contribuer au même titre que d’autres communautés sur sol lausannois à la richesse, la diversité et la pluralité des pratiques culturelles de notre ville.»

Dans le squat.
© Olivier Vogelsang

 

«Le squatter est un citoyen engagé»

Docteur en sociologie et maître d’enseignement et de recherche à l’EPFL, Luca Pattaroni dirige le groupe de recherche «Hospitalités urbaines» du Laboratoire de sociologie urbaine. Entre autres casquettes, il est aussi président de la coopérative d’artistes Ressources urbaines à Genève. Depuis une vingtaine d’années, il explore «l’expression des différences et de la marginalité dans la ville, en termes de précarité (SDF, migration précaire), de contestation (squats, luttes urbaines), de création (contrecultures) ou encore de débordement (foule en liesse)». Entretien.


Quelle est l’évolution des squats?

De manière générale, en Europe, depuis vingt ans, les squats sont fragilisés. S’ils subsistent en Italie ou en Espagne, ils sont criminalisés dans les villes du nord, comme à Amsterdam, par exemple. Au tournant du siècle, ce durcissement fait écho à la logique du marché déployée dans l’immobilier. En Suisse, alors que le logement est un bien essentiel, les loyers sont abusifs. Une partie de cette logique est par ailleurs liée aux intérêts des salariés, car nombre de fonds de pension dépendent des investissements immobiliers.

A Zurich, par exemple, les relations ont toujours été antagonistes et assez répressives vis-à-vis des squats. A Genève, dans les années 1990, ils ont connu leur heure de gloire. Face à des logements laissés vides pour des raisons spéculatives, locataires et squatters ont fait cause commune contre des propriétaires qui s’enrichissaient, alors que des gens précaires en pâtissaient. Depuis les années 2000, le rapport de force est en défaveur des occupations. Le secteur immobilier poursuit sa logique de rentabilité et de spéculation, mais les territoires sont saturés. Si quelques collectifs genevois ont pu conclure des contrats de prêt à usage, la plupart ont été démantelés. A Lausanne et dans ses environs, la scène squat est restée plus vivace jusqu’à ces dernières années.

Qu’apportent les squats à la ville, à la société?

Les occupations, les squats et ses dérivés, comme les zad ou les coopératives post-squat, s’accompagnent d’expérimentations hors normes, de constructions de modèles alternatifs, de rapports à l’espace, au temps et à la ville autres que ceux régis par l’argent. Le squatter est un citoyen engagé, qui a souvent une proximité avec les milieux militants, associatifs, les SDF, les sans-papiers. Il fait partie d’une forme d’hospitalité de la ville. Il remet en question la prégnance du marché, le rapport mercantile au logement. Le squat a un potentiel expérimental. Il développe des formes d’économie solidaire, de pratiques artisanales et artistiques… Si, dans le post-squat, l’aspect culturel et créatif est valorisé par l’Etat, le côté politique, anticapitaliste, de soutien aux précaires et aux migrants est le plus souvent réprimé.

Avec quel futur?

Le squat, dans sa forme la plus littérale – comme occupation illégale d’espaces vides –, n’a pas forcément un grand avenir à moins d’un changement important des rapports de force. Mais il est bien plus que cela: une volonté de se réapproprier collectivement les espaces et les moyens de vie. Dans cette perspective, il a certainement un futur, comme effort de mise à distance du marché. Reste que, sans espace à disposition, cela se complique. Et du moment qu’il y a une contractualisation des occupations, souvent temporaires et donc au final toujours liées aux besoins du marché, ce n’est plus tout à fait du squat, ni le début d’un autre futur. De nouvelles formes de coexistence, d’autres friches du possible, sont encore à inventer…

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