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Une vie rock'n'roll

Chercheur en sociologie travaillant comme brasseur de bière Philippe Badan a fait de la mousse et du rock sa tasse de thé

Il a la bière conviviale, rock'n'roll et un rien désabusée. Les utopies d'un libertaire convaincu qui s'est autrefois largement engagé sur les scènes alternatives. L'allure teintée de punk, indifférent à une pseudo-normalité. «A l'origine, dans les années 80, c'était une manière de me distancer d'un système que je ne cautionne pas. Pour rester moi. Aujourd'hui, on peut acheter ce look sur Internet. Je suis à la mode tous les dix ans», ironise Philippe Badan, 50 ans, crâne à moitié rasé, boucles d'oreilles et vêtements noirs. Fidèle à son apparence. Comme à son positionnement dans la vie même si son regard sur le monde, pessimiste, s'est encore obscurci. «Cette période est pire que celle de la guerre froide et ne va guère en s'améliorant. On se trouve confronté à toujours plus de normes, de contraintes. La liberté se révèle factice, liée à ce qu'on peut acheter, non faire», lance cet anarchiste dans l'âme, énervé par l'injustice, des politiques faites par et pour les riches, la pression de grands groupes anéantissant les petits commerces... «On a que peu de prise sur nos existences. Les décisions se prennent loin des gens, de leurs préoccupations, les rendant de plus en plus étrangers à ces dernières» déplore Philippe Badan. Pas de quoi empêcher ce révolté d'aller de l'avant. Soutenu par son amour des gens et ses passions. La musique, qui le ressource et l'accompagne au quotidien. Et son travail de brasseur professionnel. Deux centres d'intérêt qu'il a liés.

Des casseroles aux cuves
Impensable en effet pour Philippe Badan de cultiver «Les Fleurs du Malt» - nom qu'il a donné à la douzaine de bières artisanales qu'il produit dans un local au centre-ville de Lausanne - sans support sonore. Sa marque de fabrique le spécifie d'ailleurs, «brassées avec du rock'n'roll». Et sous l'œil d'un pirate à tête de mort, logo des élixirs. Des ales créées avec le goût du travail bien fait et le plaisir d'une activité d'indépendant. «Quand on est impliqué dans son job, on donne le meilleur. J'ai réalisé un petit bout de rêve», note le Vaudois tenace et déterminé, qui précise avoir aujourd'hui trouvé son rythme de croisière, travaillant depuis sept ans dans le domaine. Et gérant seul son affaire: de la commande des ingrédients à leur transformation jusqu'à la livraison du produit fini chez les clients. «Mais je brassais déjà bien avant 2010, à mi-temps, en dilettante, avec des amis. J'ai appris le métier sur le tas, de manière empirique. Au début, on utilisait des casseroles, la cuisson se faisait dans un jardin, au feu de bois. Mais si l'activité était clandestine, on n'en tirait pas profit. On fabriquait des bières pour nous.» Une «production» qui s'inscrivait dans un mouvement plus général, libertaire, d'autogestion. «On avait à cœur d'essayer. De faire les choses par soi-même. Et avec le but de goûter à des spécialités sortant de la seule offre traditionnelle qu'on écoulait le plus souvent lors de fêtes», relève encore le Vaudois qui joue volontiers les DJ dans des bars ou salles de concert, lui qui possède des milliers de vinyles.

Précarité et chômage
Avant d'être brasseur professionnel - «un métier viable avec mon style de vie modeste, sans charges familiales, sans voiture...» -, Philippe Badan était chercheur en sociologie. «J'aimais bien ce job, également lié à mon activité militante. Je m'intéressais en particulier aux politiques du chômage et à l'aide sociale. Je souhaitais rédiger une thèse sur la relation entre les ORP et les usagers.» Un projet avorté, faute de subventions, et alors que Philippe Badan a, à cette époque, régulièrement été confronté à la précarité et au chômage. Passé la quarantaine, en fin de droit, il doute de la possibilité de retrouver une place dans son domaine et jette l'éponge. «Je n'entendais pas travailler gratuitement juste pour obtenir le titre de docteur. J'étais trop vieux. Je coûtais trop cher. Dans la recherche on est supposé être de passage. Nourrir l'ambition de devenir professeur. Ou changer de secteur.» Ce qu'aura fini par faire le sociologue qui fabrique désormais quelque 300 litres de bière par semaine, aimant aussi bien l'aspect solitaire de la brasserie que les contacts noués avec la clientèle.

En piste
Aujourd'hui, si Philippe Badan ne s'investit plus comme par le passé dans nombre de mouvements associatifs - défense des sans-emploi, des sans-papiers, espaces autogérés, etc. -, il demeure néanmoins convaincu de la nécessité d'activités parallèles non lucratives chargées de sens. «La société n'implose pas car les personnes réalisent des petites choses collectivement, sans objectifs économiques, pour la rendre supportable, viable», affirme le libertaire qui garde foi en l'humain - «sinon en quoi d'autre?» Et associe le bonheur, «cette invention du capitalisme», tout de même au fait d'être bien dans sa peau, de pouvoir subvenir à ses besoins et de disposer d'un solide réseau d'amis et de lieux, «où on sait qu'il se passera quelque chose d'intéressant». Comme un bon concert de rock. De quoi faire danser le sympathique et sensible brasseur. Qui s'est aussi mis depuis trois ans, au lindy hop, un mélange de figures en couple aux origines métissées. «Pas facile. Au début il fallait compter les pas. Mais je me suis piqué au jeu. Et c'est une musique qui vient des tripes...» Un art, on l'a compris, qu'il peut consommer jusqu'à plus soif...

Sonya Mermoud