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Le droit de manifester recule partout, y compris en Suisse

Des affiches prônant le droit de manifester devant un policier
© Neil Labrador / Archives

En Suisse, le chemin des organisateurs de manifestations est semé d’embûches en tous genres. Et peut parfois se terminer au tribunal.

Alors qu’Amnesty International vient de publier un rapport inquiétant sur la situation en Europe, tour d’horizon des restrictions apparues récemment dans notre pays.

C’est l’un des fondements de l’Etat de droit, et pourtant, il régresse un peu partout. Y compris dans les pays à forte tradition démocratique comme la Suisse. Basé sur la liberté d’opinion et d’expression, le droit de manifester - garanti par le droit international et par la Constitution fédérale - fait l’objet d’un assaut généralisé à l’échelle européenne, dénonce Amnesty International. Le 9 juillet, l’organisation a publié un rapport inquiétant à ce sujet, dans le cadre de sa campagne mondiale «Protect the Protest».

Ayant passé en revue 21 pays européens (lire ci-dessous), l’ONG constate que les États stigmatisent, criminalisent et répriment de plus en plus les manifestants. La Suisse ne fait pas exception. C’est d’ailleurs l’un des principaux points noirs sur lesquels elle est épinglée dans le dernier rapport annuel d’Amnesty International sur la situation des droits humains dans le monde, paru en avril.

Un droit, pas un privilège

Le régime d’autorisation pratiqué dans la quasi-totalité des cantons représente une restriction disproportionnée et dissuasive au droit de manifester, juge Amnesty, pour qui la tenue de manifestations ne doit pas être soumise au bon vouloir des autorités. C’est d’ailleurs contraire au droit international, ratifié par la Suisse, en vertu duquel les rassemblements doivent simplement être annoncés par leurs organisateurs.

Le rapport déplore ainsi le fait que chaque manifestation, même lorsqu’elle réunit un tout petit nombre de personnes ou qu’elle se tient plus de 48 heures après une actualité à laquelle elle réagit, fasse l’objet de la même autorisation qu’un événement prévu des mois à l’avance. «Il n’y a aucun régime spécifique prévu et on applique généralement les mêmes règles, qu’il s’agisse d’une fête de quartier, du Tour de Romandie, d’un concert privé ou d’une manifestation relevant de la liberté d’expression», dénonce Anita Goh, coordinatrice de campagne à Amnesty Suisse.

Cette exigence d’autorisation préalable confine parfois à l’absurde: le 15 août, un tribunal bernois devra se prononcer sur le cas d’une collaboratrice d’Amnesty, à qui on reproche de ne pas avoir demandé l’aval des autorités pour aller, avec cinq autres personnes, remettre une pétition à l’ambassade de Russie.

Casse-tête pour les organisateurs

Autre problème soulevé par l’ONG: la grande disparité des pratiques en Suisse. Chaque canton, voire chaque commune, a ses propres règles en la matière. Or, cela complique la tâche des organisateurs de manifestations, supposés avoir une connaissance fine des différentes législations en vigueur et des différentes autorités concernées au niveau cantonal ou communal, administratif ou policier. «C’est un véritable casse-tête, relève Anita Goh. Il serait nécessaire d’avoir des lignes directrices au niveau fédéral et de proposer un système d’autorisation qui soit conforme au droit international partout en Suisse.»

De ce fait, il n’est pas aisé de brosser un tableau complet de la situation en Suisse. Amnesty Suisse y reviendra plus en détail dans un rapport à paraître cet automne. En attendant, l’Evénement syndical a relevé quelques exemples de ce durcissement du droit de manifester dans notre pays.


Interdiction générale de manifester

Récemment, les atteintes les plus fortes à ce droit ont eu pour cadre le conflit israélo-palestinien. En octobre 2023, au tout début de la guerre à Gaza, les villes de Zurich, Berne et Bâle ont pris une mesure exceptionnelle, en interdisant temporairement toutes les manifestations en lien avec le Proche-Orient.

La Ville de Berne a renouvelé cette interdiction de mi-novembre à Noël, l’étendant même au passage à toute manifestation à caractère politique, au prétexte d'une surcharge de travail pour la police en ces temps de marché de Noël et autres événements attirant les foules. Selon Amnesty International, qui a condamné la «désinvolture» des autorités bernoises, une telle interdiction générale s’étalant sur plusieurs semaines constitue une grave atteinte au droit de manifester. Car pour l’ONG, l’ordre et la sécurité publics ne peuvent être invoqués, pour proscrire un rassemblement, qu’en cas de menace concrète identifiée au cas par cas, et seulement si aucune autre mesure moins radicale ne permet de l'endiguer. Anita Goh regrette d’ailleurs que la question soit traitée essentiellement sous l’angle sécuritaire, sans présomption en faveur du droit de manifester: «Il y a un amalgame qui est fait, mais la vaste majorité des manifestations ne sont pas violentes.

On notera aussi l’important arsenal répressif parfois déployé contre les étudiants pro-palestiniens ayant occupé des universités suisses de manière pacifique (parfois même en respectant les horaires de fermeture des locaux, comme à Fribourg…): plaintes pénales, arrestations au petit matin, usage de menottes…


Initiatives «anti-chaos»

Théâtre traditionnel de cortèges mouvementés lors du 1er Mai, Zurich a récemment durci son droit de manifester, sous l’impulsion de la droite dure. Début mars, le peuple a accepté en votation le contre-projet à l’initiative dite «anti-chaos» de l’UDC, qui en reprenait toutefois les principales mesures: la possibilité, en cas de débordements, de faire payer l'intervention de police et les éventuels dommages aux fautifs et aux organisateurs. Le texte exige par ailleurs que le Canton sévisse pour limiter le nombre de manifestations non autorisées. A Bâle-Ville, les jeunes UDC ont lancé une initiative en tous points pareils, dont la récolte de signatures se termine en septembre.


Emoluments et autres embûches

A Fribourg, la grogne monte contre les émoluments élevés exigés des organisateurs de manifestations. Ces derniers doivent en effet payer jusqu’à 2000 frs pour les frais de police et l’utilisation de l’espace public. La gauche, les syndicats et d'autres organisations se sont érigés en coalition contre cette pratique, qui représente à leurs yeux une entrave au droit de manifester. Ils ont dès lors décidé de contester systématiquement ces factures. De plus, deux députés (PS et Verts) ont déposé au Grand Conseil une motion demandant l'abolition de ces émoluments.

A Neuchâtel, les organisatrices de la Grève féministe se sont lancées dans un bras de fer judiciaire avec les autorités. Le 14 juin 2023, leur cortège avait emprunté l'avenue de la Gare, plutôt que le parcours qui leur était imposé. Sous prétexte de ne pas gêner le trafic routier et les transports publics, les manifestantes étaient censées passer par une ruelle serpentant à travers un quartier résidentiel. Un recours, déposé contre ce tracé inadapté pour un cortège de plusieurs milliers de personnes, avait été jugé irrecevable par la justice cantonale. Mais celle-ci devra revoir sa copie, le Tribunal fédéral ayant considéré début juin de cette année qu'il y avait là un déni de justice. Les féministes s’estiment victimes d’une inégalité de traitement, l'avenue de la Gare étant régulièrement fermée pour toutes sortes d’autres événements. Lors de la grève de 2019, elles avaient d’ailleurs été autorisées à y passer.


Périmètres interdits

La question du parcours des manifestations fait aussi débat à Genève. En avril, les milieux commerçants et patronaux ont interpellé le Conseil d’Etat pour se plaindre de la trop grande fréquence des manifestations au centre-ville, qui, selon eux, impacte le chiffre d’affaires des magasins. La magistrate socialiste Carole-Anne Kast, en charge de la Sécurité, les a entendu, annonçant un tour de vis sur les parcours, les horaires ou les jours de manifestations. Allant dans le même sens, la Ville de Genève souhaite que les cortèges bloquant le centre-ville restent l’exception, et que ceux portant sur des sujets internationaux soient limités au quartier des Nations. Dans la foulée, le PLR a déposé un projet de loi visant à interdire les manifestations à caractère politique sur les axes utilisés par les trams, ainsi que sur les quais et le pont du Mont-Blanc («U» lacustre). Les milieux visés par ces restrictions rétorquent que manifester n’a de sens que si on bénéficie d’une certaine visibilité, ce qui n’est pas le cas dans des quartiers excentrés et des rues désertes.

Genève avait déjà restreint le droit de manifester à la suite des grands défilés altermondialistes des années 2000, contre le G8 d’Evian, le Forum de Davos ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Les violences et déprédations auxquelles ils ont donné lieu ont durablement marqué les esprits, et en 2012, le peuple a approuvé la loi instituant l’obligation, pour les organisateurs de manifestations, de mettre en place un service d’ordre et de nommer une personne responsable vis-à-vis des autorités. Le texte prévoit aussi une amende allant jusqu’à 100 000 francs pour tout rassemblement non autorisé. En outre, des poursuites peuvent être engagées contre les organisateurs en cas de dommages, même s’ils n’en sont pas directement responsables. Le Tribunal fédéral avait toutefois jugé contraire à la Constitution la possibilité de leur refuser alors toute nouvelle autorisation pendant un à cinq ans.

A l’époque, cette loi avait même été critiquée par l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) et par le rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de réunion et d’association pacifiques. Mais elle est toujours en vigueur, la gauche ayant échoué à l’assouplir en octobre dernier au sein du Grand Conseil. En réaction à ce durcissement, la Coordination genevoise pour le droit de manifester a été créée en 2019 par les partis de gauche, les syndicats, les milieux alternatifs, féministes et pro-climat. Ceux-ci refusent depuis lors de déposer des demandes d’autorisations, se contentant d’annoncer leurs manifestations aux autorités.

La Cour européenne des droits de l’homme doit justement se pencher sur un des aspects de cette loi, car l’organisatrice de la grève féministe genevoise de 2019 est accusée de ne pas avoir mis en place un service d’ordre suffisamment efficace. A Lausanne, la Grève féministe a cependant obtenu cet été, grâce à un recours en justice, l’abrogation des contraintes imposées aux organisateurs de manifestations depuis la période du Covid. La Ville exigeait notamment d’eux, sous peine de sanctions, une «propreté parfaite autour des cortèges», et que les slogans «ne puissent heurter la sensibilité d’autrui, exacerber le sentiment d’insécurité de la population ou exalter des idées de violences». Une victoire qui apporte une lueur d’espoir dans ce tableau. 

Climat répressif en Europe

Pour Amnesty International, l'Europe ne garantit pas la liberté de manifester. Dans les 21 pays examinés entre 2022 et 2023 dans le cadre de son rapport, l’ONG constate une tendance généralisée au tout-répressif, qui contredit les obligations des États, et en premier lieu celle de garantir la liberté de réunion et d'association pacifiques. Cela passe par des lois répressives - parfois basées sur les législations anti-terroristes - des arrestations et poursuites arbitraires, des restrictions injustifiées ou discriminatoires, ou le recours croissant à des technologies de surveillance invasives. Ainsi, la reconnaissance faciale est utilisée dans 11 des 21 pays étudiés, et six autres songent à y faire recours. Cet arsenal peut dissuader les gens de participer à des manifestations, d’autant plus qu’on assiste à un usage excessif de la force pour réprimer des rassemblements, qui peut causer des blessures graves, voire des morts. Amnesty appelle les gouvernements à inverser cette tendance et à respecter, protéger et faciliter la tenue de manifestations, plutôt que de les réduire au silence. AG
 

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