Quand «freelance» rime avec «violence»
Après I, Daniel Blake qui traitait de l’enfer de l’aide sociale au Royaume-Uni, le cinéaste britannique Ken Loach est de retour avec Sorry We Missed You, un film coup de poing et brutal sur les victimes de l’ubérisation de la société
Ricky et Abby vivent avec leurs enfants à Newcastle. Depuis la crise financière de 2008, ils sont criblés de dettes et arrivent à peine à joindre les deux bouts. Malgré tout, ils rêvent de posséder leur propre maison. Ils croient entrevoir la possibilité d’un avenir meilleur lorsque Ricky devient coursier freelance pour un service de colis: Parcels Delivered Fast. Le nom est synonyme de promesses, mais Ricky se retrouve rapidement sous pression. Dans la continuité de son cinéma à caractère social, Ken Loach présente ici un film sans concession, mettant brillamment en scène l’engrenage et les rouages de la descente aux enfers d’un bosseur qui affirme préférer «crever de faim» plutôt que de faire appel aux prestations sociales.
Et pourtant Sorry We Missed You (Désolé de vous avoir manqué, ndlr) débute comme une promesse d’Eldorado. Ricky a soif d’indépendance et envie de bien gagner sa vie? Parfait! En devenant chauffeur-livreur freelance, fini les contrats de travail et les supérieurs hiérarchiques, affirme le patibulaire chef d’agence. Il ne touchera plus un salaire, mais d’alléchants honoraires et sera son propre patron. Ricky est conquis. Mais rapidement les ennuis apparaissent: pour acquérir l’indispensable camionnette, le couple doit vendre la voiture et la masse de colis à livrer est quasiment ingérable avec des créneaux horaires à respecter impérativement. Le scanner dicte les itinéraires, sonne lorsqu’une pause dépasse les deux minutes et les clients compliqués lui font constamment perdre du temps. Pour atteindre une rémunération décente, les journées atteignent quatorze heures de travail, les sanctions financières pleuvent en cas de problèmes, avec l’interdiction de prendre des congés (évidemment non payés) sans trouver un remplaçant. La pression psychologique et les menaces sont légion et, comble de l’humiliation, par manque de temps Ricky est contraint d’uriner dans une bouteille. Pour l’indépendance, on repassera! «Je ne pensais pas que ce serait si dur», affirme Ricky. Mais parle-t-il de son boulot ou de la vie en général?
Négation de la vie de famille
De son côté, Abby, infirmière à domicile, est condamnée aux transports en commun depuis la vente de la voiture. Ses journées se rallongent également, laissant les deux adolescents livrés à eux-mêmes. La communication parents-enfants passe dès lors exclusivement par téléphone. Pour Ricky et Abby, il ne s’agit même plus de tenter de concilier vie professionnelle et vie privée, mais plutôt de survivre dans une négation complète de leur vie de famille.
Au fil de leurs malheurs, le spectateur s’attachera au bouleversant destin de ces personnages dont la misère est celle à laquelle sont confrontées, aujourd’hui, dans nos sociétés, des milliers de personnes bien réelles. Et il ne pourra que se questionner, en tant que consommateur, sur la pertinence de ce système, ainsi que l’exprime Ken Loach: «Est-il viable de faire nos courses par l’intermédiaire d’un homme dans une camionnette qui se tue à la tâche quatorze heures par jour? Veut-on vraiment un monde dans lequel les gens travaillent avec une telle pression, des répercussions sur leur famille, ainsi qu’un rétrécissement de leur existence? Le marché ne se préoccupe pas de notre qualité de vie. Ce qui l’intéresse, c’est de gagner de l’argent, et les deux ne sont pas compatibles.» Des paroles à méditer à la prochaine commande en ligne, car dans la violence de ce système, pour Ricky et les siens, il n’y aura pas de happy end.