Les dernières Rencontres Orient-Occident, très belle suite d’échanges mise sur pied pour la dixième fois à Sierre sous la houlette raffinée de René-Pierre Antille, tous visibles sur internet et jouxtés ici d'interviews parfaites réalisées par Isabelle Pannatier, se sont déroulées du 7 au 16 octobre derniers. Leur principe? Mettre en présence des intervenants (dûment escortés de modérateurs attentifs) provenant pour un côté de Suisse et de France quant à la plupart, et pour l’autre côté, cette année, principalement du Liban.
Leur menu? Des champs thématiques variés allant de l’Europe institutionnelle face à son avenir au marché du blé comme enjeu crucial en temps de guerre, en passant par les tribulations mondialisées du dessin de presse, les pouvoirs de la littérature et des arts aujourd’hui, ou les remodelages possibles de l’espace public.
Et comme en filigrane crucial imposé tout au long de ces conversations par la catastrophe environnementale et climatique en cours à l’échelle de la planète, cette interrogation: quels bilans chiffrés à ce jour, et comment conjurer le pire annoncé depuis le Club de Rome et spectaculaire aujourd'hui?
Ainsi furent détaillés le sort toujours plus désastreux des mers, des forêts et plus généralement du vivant d’ordre humain comme de l’ordre non humain, ou l’impuissance des scientifiques qui sonnent l’alerte en s’écrasant sur le mur des instances néolibérales. Et non seulement sur ce mur-là, mais sur l’obstacle constitué par les législations en vigueur et dont les avocats convainquent, si l’on pense à notre pays, jusqu’à notre Tribunal fédéral.
Vaste programme et discussions profondes sur le mode alterné de l’alerte et de l’accablement, donc, ou pour l’exprimer autrement de la déprime et du projet dynamique. La vertu finale de tels conciliabules inspirés étant pour chacun de ses auditeurs et de ses participants d’en repartir lancé dans sa propre réflexion sur le triste état du monde. Comment modeler, chacun pour soi, ses représentations personnelles du paysage? Et comment concourir plus précisément, selon sa propre expérience existentielle et sa propre psyché, aux moyens de rendre le vivant global un peu moins souffrant?
Dans mon cas, je commence par descendre au niveau de ce qui paraît constituer les détails ou les couleurs de leurs fonctionnements sociaux. En me demandant comment désactiver sans paraître intégriste tous les criminels symboliques du vivant non humain, par exemple, comme le sublime cuisinier Franck Giovannini, à l’Hôtel de Crissier, qui glorifie chaque automne la consommation du gibier comme si c’était l'extase sensuelle indispensable au moment même où le WWF fait savoir que 70% de la faune sauvage mondiale a disparu depuis 1970.
Puis j’essaie de prendre à l’inverse une distance astronomique pour observer mes frères humains sur les cinq continents de leur boule bleue, en songeant que leurs communautés ne sont plus guère différenciées en leur sein si l'on excepte évidemment les plans de la prospérité personnelle. En songeant surtout que ces communautés sont devenues un immense grumeau façonné par les dogmes unanimement intégrés de la consommation marchande sans limite imposable et de la prospérité quel que soit son degré prédateur.
En songeant aussi, par conséquent, qu’il n’est plus de politique articulée concevable au-delà de celle qui consiste en l’expédition des affaires courantes, comme on dit. Que les seules inventions possibles sur le plan de la politique ne sont aujourd'hui ni celles de l’intelligence ni celles du bonheur, mais celles de la brutalité.
Au point que la planète n’intéresse d’ailleurs même plus notre humanité cherchant confusément à fuir l’enfer croissant d’ici-bas, celui de la chaleur et de la désertification, comme en témoigne sa colonisation délirante de l’espace circumterrestre devenu le nouvel eldorado des orgasmes scientifiques et des opérations commerciales.
Puis je quitte ces étoiles corrompues pour revenir à Sierre et m'y réconforter avant de m’en catapulter jusqu’à Bruno Latour, philosophe, anthropologue et sociologue, qui vient de mourir en me laissant son plaidoyer pour une perception orchestrale des «terrestres» englobant seulement les humains et les non-humains, mais aussi les plantes et les objets – qui tous ne cessent de s’entrefabriquer.
Ah, comprendre qu’une montagne façonne autant ses habitants que ceux-ci le font, sinon davantage! Et que nos villes urbanistiquement nulles fabriquent activement la nullité de la relation désacralisée développée par notre espèce à l’égard de la nature et de sa sauvagerie nécessaire! Ainsi de suite! Ah, le grand orchestre de Latour, les objets joueurs, les forêts joueuses, les animaux joueurs et la rage exquise d’un grand coup de pied dans le grumeau!