Dans le Morbihan, Alexandre Pointet produit des panneaux isolants avec du miscanthus – plante proche du roseau. Il est artisan. Mais pas que. La machine qui sert à fabriquer ses panneaux, il l’a conçue lui-même. Bienvenue chez un ingénieur-artisan
Le lundi se lève sur la zone artisanale de Kermestre, à Baud, en Bretagne. Ici, tôt le matin, les bruits de machines se mêlent au ballet des voitures. En s’approchant de l’atelier d’Alexandre Pointet, derrière une boulangerie industrielle, on perçoit sa voix. Il est en train de prendre des mesures et se parle à lui-même, dans sa barbe, pour s’aider à réfléchir.
Dès notre première rencontre, je plonge dans son passé. Sa vie d’ingénieur-artisan semble avoir commencé dès l’âge de 15 ans, l’époque des cabanes en forêt. Puis, il a suivi une formation d’ingénieur en alternance, tantôt à l’école, tantôt en entreprise. Cependant, assez vite, il vit des déceptions, découvrant l’industrie, le marketing, l’obsolescence programmée. «Mais j’ai quand même beaucoup appris. De toute façon, ce n’est pas l’école qui fait ce que tu es. On est parfois un peu consumériste des formations, comme si on achetait sa place quelque part et qu’on allait devenir quelqu’un juste en suivant un enseignement. Non. On s’y découvre, on s’y positionne, on s’y construit.»
En 2018, il a créé sa société Kellig Emren («cellules autonomes», en Breton). Cette société de matériaux biosourcés* pour la construction vise deux buts: réaliser et vendre des panneaux d’isolation; puis, concevoir et vendre les machines pour fabriquer lesdits panneaux. Aujourd’hui, à 32 ans, Alexandre se verse tout juste un salaire et son chiffre d’affaires pour 2022 s’élève déjà à 39000 euros.
Après s’être présenté, il me conduit vers sa machine qu’il a prénommée Iris et qui lui permet de réaliser ses panneaux en miscanthus. Cette plante ressemble au roseau, au maïs ou à la canne à sucre. Elle est cultivée pour le chauffage, le paillage, l’épuration. Celle qu’Alexandre utilise est récoltée en Bretagne, puis transformée en granulats. Il entrepose ensuite son stock, une montagne de granulats, dans une tente, haute comme un chapiteau, sur le parking de son atelier.
Face à la machine, je découvre le processus de fabrication. Dans le malaxeur, Alexandre mélange des granulats de miscanthus à de l’argile, de la chaux et de l’eau. Puis, il dépose une juste quantité de matière dans la machine, ferme la trappe et met en route le vibreur. Iris tremble alors de toute sa structure, bruyamment, le temps de compacter la matière grâce aux quatre matrices du moule actionné par des vérins. Le mouvement des matrices est celui du diaphragme d’un appareil photo, inspiration mécanique de l’iris de l’œil. D’où le nom de la machine, Iris. Puis, on entend un claquement: ce sont les matrices qui s’ouvrent, la machine se détend, Alexandre ouvre la trappe. Un panneau est né. Un beau panneau «rainure – languette» de 66 par 50 centimètres, et 7,5 centimètres d’épaisseur.
Par rapport à la laine de verre, par exemple, l’un des avantages du miscanthus – tout comme la paille, le lin ou le chanvre – est d’être une ressource locale. En revanche, il a un prix: 50 euros le mètre carré, contre 3 à 20 euros pour la laine de verre. Mais les isolants végétaux ont l’avantage et la puissance d’absorber l’humidité et de la relâcher. Alors que la laine de verre va absorber l’humidité et la garder, se tassant à l’intérieur des murs au fil du temps. Et la laine de verre n’est pas recyclable contrairement aux végétaux. Car, en matière de construction, il faut aussi penser démolition.
Mais revenons à Iris, cette bestiole née un peu par hasard. Lorsque Alexandre était apprenti, son patron lui avait confié la mission de faire fonctionner une machine de 12 mètres de long, avec 128 mètres carrés d’emprise au sol. Il travailla sur ce «monstre» pendant cinq ans pour se diriger vers quelque chose de moins volumineux et de plus efficient. Petit à petit, naquit Iris, 15 mètres carrés d’emprise au sol. Ce qu’Alexandre nomme: la sobriété technique.
L’esprit travaille la nuit
A l’époque de la conception d’Iris, il lui arrivait alors de cogiter jusqu’à 4h du matin. «La nuit offre de bonnes dispositions, le corps est tranquille, l’esprit se met en quête de solutions, guidé par les observations de la journée. Et les idées avancent comme ça. Mais, quand je dis que les idées viennent la nuit, ça ne veut pas dire que ça vient tout seul. Ce n’est pas magique. Je ne vois pas quelque chose en 3D apparaître dans ma tête. Ce qui arrive dans la tête n’est pas forcément possible à concrétiser, il faut ensuite travailler pour en sortir une machine.» Bienvenue dans l’esprit d’un inventeur.
Aujourd’hui, Alexandre veut commercialiser sa machine pour que d’autres puissent créer leur propre isolant à partir des végétaux disponibles autour d’eux. Une association de Cavaillon discute actuellement avec lui pour peut-être acheter un exemplaire. «Plutôt que des panneaux sur palette, je souhaite à terme mettre sur camion, en une seule fois, la machine accompagnée du savoir-faire. Notre société est une société de décadence basée sur la consommation plutôt que sur une vision à long terme. Si nous voulons autre chose, il nous faut créer autre chose.»
Mais il faut progresser encore: les transformations qu’il entreprend sur Iris durant ce reportage serviront à réaliser des panneaux de 10,5 centimètres d’épaisseur plutôt que 7,5 actuellement. Ce changement est crucial pour mieux répondre à la demande du marché. Dans son bureau, il a déjà dessiné, conceptualisé, créé des représentations en 3D des changements à opérer sur la machine. Il va maintenant passer du bureau à l’atelier.
Un matin, donc, il déplace Iris au centre de l’atelier à l’aide de son chariot élévateur électrique. Il va maintenant falloir démonter les vérins ainsi que les matrices qui forment le moule. Il soude, lime, visse, tape. Chaque étape de son travail prend beaucoup de temps. Par exemple, il faut fabriquer une vis qu’il coupe dans une tige filetée, et recommencer l’opération six fois, car la pièce a besoin de six vis. La répétition d’un même geste, la recherche poussée: son travail d’ingénieur aux mains de fer s’ancre dans la durée. Et pendant ces heures de travail, Iris se transforme, imperceptiblement.
Le lendemain, Alexandre remonte déjà la machine pour réaliser des tests. Il remplit le malaxeur avec des granulats, de la chaux, de l’argile et de l’eau, puis ressort une quantité de ce mélange qu’il dépose dans le moule d’Iris. J’assiste à ce que j’ai déjà vu: il ferme la trappe, appuie sur un bouton, Iris vibre de toute sa structure et les matrices compactent la matière pour former un panneau. Il ouvre et contrôle le travail. Ce n’est pas mal, mais il doit recommencer avec moins de matière.
Plus tard, au septième essai, il s’empare du panneau et le pose sur palette. Il applaudit: formidable. Homogénéité, 10 secondes de compression, 10,5 centimètres d’épaisseur comme prévu. Il restera à effectuer des mesures multiples dont des tests thermiques en laboratoire pour valider sa performance. Mais pour le moment, les tests sont terminés et il est confiant pour arriver un jour à 15 centimètres d’épaisseur. Pourquoi pas? La machine est en constante évolution. Dans l’esprit de cet ingénieur, on n’arrive jamais nulle part. Mais on continue la route.
ICI BAZAR
Reportage réalisé du 28 avril au 6 mai 2022, à Baud (Morbihan, France). Cet article est la version condensée d’un reportage de 32 pages, réalisé pour Ici Bazar, revue qui explore un autre monde du travail, plus humain.