Le film de David Dufresne, "Un pays qui se tient sage", a pour vocation de créer et de nourrir le débat autour des violences policières. Entretien avec le réalisateur français
Emouvant, choquant, remuant et intelligent. Voilà comment on pourrait qualifier le dernier film documentaire de David Dufresne sorti dans les salles obscures. Mettant en scène plusieurs binômes (policiers, manifestants, historiennes, sociologue, écrivain, experts de l’ONU et du droit ou encore journaliste) invités à réagir devant des images de violences tournées entre 2018 et 2020, en plein mouvement des Gilets jaunes, ce film interroge et incite à la réflexion. Le recours à la violence des forces de l’ordre est-il légitime? La police doit-elle être à la disposition de l’Etat ou de la population? Comment répondre à cette violence ritualisée?
Le réalisateur français s’est appuyé sur des vidéos filmées au smartphone par des amateurs pour illustrer son film, certaines étant inédites, avec l’envie de transposer cette violence sur grand écran «pour lui donner chair». Une plongée impossible avec un portable, dit-il, «quand l’environnement met de facto les images à distance».
L’Evénement syndical a pu s’entretenir avec David Dufresne, journaliste, écrivain et réalisateur.
Les violences policières sont un combat de longue date pour vous. On peut citer votre ouvrage Dernière sommation et votre documentaire Quand la France s’embrase. Pourquoi ce sujet de prédilection?
Ma rencontre avec cette police-là s’est faite assez tôt. J’avais 18 ans, en 1986, j’occupais le Quartier latin à Paris avec d’autres et j’avais les voltigeurs aux trousses. Les mêmes qui ont tué Malik Oussekine le 6 décembre de cette même année: un élément fondateur pour ma génération. Je me suis ensuite mis à écrire et à faire des films, et cette question des violences policières est toujours restée ancrée en moi. Mais j’en ai plein d’autres. Tout mon travail porte autour des libertés, que ce soit le punk rock, Jacques Brel ou les prisons américaines.
Votre film a le mérite d’exposer des points de vue différents. On ne peut pas parler d’un film à charge ou anti-flics. Pourquoi cela était-il important pour vous?
Ce n’est pas un film à charge, néanmoins, c’est un contre-récit par rapport à ce qui est médiatisé de manière générale.
J’avais envie de prendre par surprise ceux qui considèrent suspects les observateurs des pratiques policières en faisant un film qui ouvre le débat. Monique Chemillier-Gendreau, professeure émérite de droit public, dit dans le film: «La démocratie, c’est le dissensus.» C’est aussi le cas de mon film, qui s’inscrit dans un débat public et qui montre que d’autres voix peuvent porter.
Sans les smartphones, votre film n’aurait jamais existé. Quel rôle social joue cette technologie?
Dans le film, Michel Forst parle de «révolution», un mot fort pour le rapporteur spécial de l’ONU. Ce qui est révolutionnaire, c’est autant la capacité à filmer que celle de pouvoir diffuser. Car à toutes les époques, les poètes, les peintres ou encore les photographes ont pu capter les émeutes ou les révolutions, mais il n’y avait pas de mode de diffusion.
Un peu partout, les policiers se disent agacés d’être filmés. En Espagne par exemple, filmer un policier est interdit et passible de 15000 euros d’amende. En France, le ministre de l’Intérieur, à travers son nouveau schéma du maintien de l’ordre, s’est montré favorable au floutage du visage des forces de l’ordre, sous prétexte – légitime – de garantir leur sécurité, mais du coup, aussi leur impunité. Car déjà aujourd’hui, la police des polices a un mal de chien à poursuivre un policier reconnaissable, donc s’il ne l’est pas, ce sera l’impunité totale.
Qu’est-ce que vous espérez provoquer à travers votre film?
Mon but est d’essayer de nourrir le débat. Celui-ci a été amené sur la place publique en France il y a un an et demi, deux ans. Je vois mon film comme un carburant pour ce débat. Je ne prétends d’ailleurs pas répondre à toutes les questions. L’idée est de dire que la discussion ne doit pas s’éteindre, et qu’on doit la nourrir.
Votre film invite en effet au débat, mais il manque des pistes de réflexion pour changer les choses. Que faire pour lutter contre ces violences policières? Est-ce même possible?
C’est une question qui me revient souvent, qui est légitime et qui confirme que ce film a sa place. Il ne donne aucune piste de solution, c’est vrai, car pour moi, la solution est en chacun d’entre nous.
Je ne me défile pas, mais je crois que la police ne doit pas rester à la seule police, et c’est là la solution: il faut retrouver un contrôle citoyen de la police. Je ne pourrais pas parler de la situation en Suisse car je la connais mal, mais en France, la police est de plus en plus autonome et semble avoir pris le pouvoir sur le politique, et c’est là que les inquiétudes grandissent. Un vrai contrôle de la police des polices est impératif, car aujourd’hui, on tourne en rond: c’est la police qui contrôle la police, on lave son linge sale en famille, et l’impunité est récurrente.
Il faudrait aller vers des systèmes à l’anglaise, où les services de police sont sous l’égide du Ministère de la justice et non pas de l’Intérieur, mais aussi écouter les policiers eux-mêmes, qui disent manquer cruellement de moyens et de formation.
Pour faire bouger les choses, il faudrait intégrer tous les acteurs dans une grande discussion de fond.
Vos deux documentaires sur cette problématique ont treize ans d’écart. Quelle analyse portez-vous sur l’évolution du phénomène des violences policières?
La situation s’est clairement aggravée. On a assisté à une militarisation de la police autorisée à utiliser des armes non létales telles que le LBD 40 qui ont, je rappelle, éborgné 27 personnes, arraché cinq mains et tué deux individus. On a aussi criminalisé la protestation, et le discours politique devient de plus en plus martial.
Cela ne veut pas dire que la situation était idéale dans les années 2000 non plus. Mais là où les autres pays européens ont évolué en matière de doctrine policière, la France a durci le ton et s’est repliée sur elle-même.
Il ne faut par ailleurs pas sous-estimer le racisme dans la société française. Et les leçons politiques des émeutes de 2005 n’ont jamais été tirées et cela est très déshonorant pour notre pays.
Les violences policières ne sont pas nées avec les Gilets jaunes. Votre film évoque les banlieues comme «laboratoires» de ces violences depuis 30 ans, mais aujourd’hui, ces bavures sortent clairement du cadre des cités, dirigées contre des populations racisées ou défavorisées. Ces violences se sont-elles comme «démocratisées», révélées au grand public?
Avec le mouvement des Gilets jaunes, on a vu naître une documentation massive. Les gens filmaient les manifs, et la caméra continuait de tourner quand les choses dégénéraient. Ce matériel a permis d’ouvrir les yeux d’une partie de la population qui se disait favorable aux forces de l’ordre: elle a découvert à ce moment-là et a pris conscience de l’ampleur des violences policières. Au-delà des Gilets jaunes, les dérapages lors des manifestations féministes, des pompiers ou des professionnels de la santé ont aussi créé un véritable débat.
L’ONU, le Conseil de l’Europe, le Parlement européen ou encore Amnesty International ont épinglé la France en 2019, lui demandant d’enquêter sur l’usage excessif de la force: aujourd’hui, est-ce que des réponses ont été apportées par le gouvernement?
La France s’est comportée en vieille dame indignée qui s’est sentie bafouée. Et les réponses formulées par le Ministère des affaires étrangères ont été indécentes de vide. La France, qui passe son temps à faire la leçon au monde entier et à revendiquer être le pays des Droits de l’homme, ne s’est pas montrée à la hauteur. Ce qui est inquiétant, c’est que des pays moins démocratiques que le nôtre commencent à prendre exemple sur la France pour justifier leur répression musclée des manifestants...
Que ce soit en France, aux Etats-Unis ou ailleurs, les violences policières ne sont pas nouvelles. Comment peut-on expliquer que le débat éclate aussi vivement aujourd’hui, notamment à travers le mouvement Black Lives Matter, sur le même modèle que les mobilisations féministes de MeToo?
Le téléphone, que j’appelle l’arme des désarmés, joue un rôle capital. La masse d’informations et d’images qu’il permet de récolter ainsi que la rapidité de leur diffusion, elles, sont nouvelles. Les médias dominants ont, par la force des choses, été contraints d’en parler. Comme pour le mouvement féministe, cette mobilisation est passée par les réseaux sociaux.
Malgré les évidences, la police continue de nier la vérité, et en niant, elle se met une part grandissante de la population à dos. Jean Castex (Premier ministre français, ndlr) parle de 15% à 20% de la population qui se montre critique à l’égard de la population: 15 millions de personnes, ce n’est pas rien! Aujourd’hui, l’exigence demandée à la police d’être une force publique est plus grande qu’avant, et il y a une tentative de la part du gouvernement de cadenasser tout cela, c’est très inquiétant.
Ce genre de question s’adresse habituellement aux médias, mais aujourd’hui, le débat s’invite à l’extérieur, et ici, au cinéma.
Retrouvez notre critique du film Un pays qui se tient sage.