Le Conseil fédéral vient d’annoncer sa feuille de route pour trouver un accord avec l’Union européenne (UE). Les milieux économiques la demandaient, mais aussi le monde académique. Exclu des programmes de recherche européens depuis la rupture des négociations sur l’accord-cadre en 2019, ce dernier se fait entendre, via sa faîtière Swissuniversities, mais aussi à travers des écrits scientifiques, dont deux méritent qu’on s’y attarde.
Le premier porte la signature de René Schwok, professeur en Sciences politiques de l’Université de Genève. Publiée auprès de la Fondation Jean Monnet, son interprétation de l’échec de 2019 véhicule un message simple: les syndicats sont responsables du blocage, en refusant la condition posée par l’UE d’une «légère flexibilisation des contraintes» liées aux mesures d’accompagnement. Ces dernières ne touchant que «les secteurs (…) où les citoyens suisses ne travaillent pratiquement pas», l’auteur accuse les syndicats d’instrumentaliser la question européenne pour éviter d’être «marginalisés de la vie politique suisse à la suite de leur échec dans de nombreuses batailles politiques». Il ajoute à son incompréhension le fait que l’UE admet désormais le principe «à travail égal, salaire égal sur le même lieu de travail», principe qui «satisfait la majorité des syndicats» de l’UE – mais pas de Suisse!
En théorie, le professeur Schwok a raison. La reprise de ce principe par l’UE est une avancée. Mais il y a le reste: sur le terrain réel des relations de travail, l’édiction d’un principe ne garantit pas l’accès concret des travailleurs à des nouveaux droits. Pour cela, il faut un dispositif d’application efficace, capable de détecter les cas de sous-enchère. La «légère flexibilisation des contraintes» n’est pas anodine dans ce contexte: derrière des questions à l’allure technique, elle véhicule un choix de société, inverse de celui qui guidait les relations bilatérales jusque-là. Au lieu de protéger le niveau salarial, l’affaiblissement de la surveillance des conditions de travail engendre une potentielle baisse du coût de la main-d’œuvre. Il s’agit là d’un conflit social assez classique, bien connu en sociologie, propre à une société divisée en classes. Mais cette division est difficilement perceptible quand on observe, comme le professeur Schwok, la société depuis le haut.
Le second texte part lui aussi d’un parti pris théorique (celui du «monopsone»), mais réussit à l’ancrer dans un «regard par le bas». En questionnant l’impact des mesures d’accompagnement sur l’évolution des salaires des migrants de courte durée en Suisse, Kristina Schüpbach, économiste du centre d’études sur la conjoncture de l’EPFZ, a comparé le régime des saisonniers – où les travailleurs étaient liés à leurs employeurs sans aucun droit – et celui du régime de libre circulation des personnes. Ses analyses arrivent à la conclusion que l’obtention de nouveaux droits sociaux a contribué de manière significative à réduire les différences de salaires.
La «théorie» et «le reste» ne sont donc pas incompatibles, et ce type d’études permet peut-être aux milieux académiques de mieux comprendre pourquoi, en se battant pour des droits sociaux, les syndicats ne font pas seulement leur job. Ils garantissent aussi l’acceptation de tout futur accord avec l’UE, car le moindre glissement salarial fera grossir les rangs de l'UDC. L’accès à l’espace académique européen semble ainsi conditionné à une meilleure protection des travailleurs. Pour y parvenir, il faut, au-delà d’un soutien du monde universitaire, une action syndicale qui ne se résume pas à du recrutement… renvoyant «le reste» à «de la théorie».