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«L’antifascisme est l’affaire de tous»

Manifestation du 24 novembre 2021 à Genève.
© Eric Roset

Lors de la manifestation du 24 novembre 2021 contre la présence d’Eric Zemmour à Genève venu y donner une conférence, le souvenir de la fusillade du 9 novembre 1932 a été rappelé. Ce jour-là, l’armée avait tiré sur la foule qui protestait contre la tenue d’un meeting fasciste, faisant 13 morts et 65 blessés.

Crise sociale, montée de l’extrême droite, place des médias, de la gauche, des syndicats. Le sociologue Ugo Palheta apporte son éclairage sur la résurgence de l’idéologie fasciste

La montée de l’extrême droite, en France et au-delà, menace l’ensemble des classes populaires, alerte le sociologue Ugo Palheta1. Selon lui, les syndicats peuvent jouer un rôle moteur dans la lutte contre le retour de l’idéologie fasciste. Interview.


Comment définir le fascisme?

Le fascisme est un certain type de projet politique. Il peut exister sous la forme d’une idéologie, être porté par des organisations et/ou s’incarner dans des régimes. Ce projet comporte de nombreuses variations, selon les contextes. Il y a pourtant un noyau du projet fasciste. Celui-ci réside dans l’idéal d’une régénération de la «nation» (et/ou de la «civilisation» et/ou de la «race»), par des formes plus ou moins brutales de purification. Pour renaître de ses cendres, pour faire face à sa «décadence», la nation devrait être épurée des éléments ou des groupes qui l’empêcheraient d’être «elle-même» (c’est-à-dire fidèle à une identité fantasmée), qui l’empêcheraient de retrouver sa prétendue gloire passée ou de maintenir sa puissance, mais aussi qui l’empêcheraient d’être unie – une unité imaginaire, car on sait à quel point les sociétés capitalistes sont divisées par les inégalités de classe, de genre, mais aussi ethno-raciales.

Selon vous, le fascisme est de nouveau une «possibilité» en France. Est-ce la conséquence de 40 années de néolibéralisme?

Oui, mais la crise sociale ne suffit pas à expliquer la montée des extrêmes droites fascistes ou fascisantes. Elle n’est qu’un terrain sur lequel peuvent prospérer les idéologies nationalistes, xénophobes et racistes. Si l’extrême droite progresse, c’est que la crise sociale se conjugue à une dérive des classes dominantes, qui les amène à reprendre et à légitimer des idées d’extrême droite. Cette dérive des classes dominantes se combine avec une crise de l’alternative de gauche – qui est à la fois la conséquence des trahisons du centre-gauche et de l’incapacité de la gauche radicale à prendre le relais des partis sociaux-démocrates et communistes, en déclin aujourd’hui.

Les discours racistes se multiplient dans les débats politiques et les médias…

Dans de vieilles puissances impérialistes comme la France, le racisme structure bien des aspects de l’existence quotidienne, des institutions, de l’espace, mais aussi des mentalités. Il constitue ainsi, pour des politiciens et des idéologues se situant bien au-delà de l’extrême droite, une arme immédiatement disponible qui peut apparaître rentable: mener des campagnes contre l’immigration et les exilés, contre l’islam et les musulmans, contre les Roms peut rapporter des voix, sans rien avoir à promettre en termes de dépenses publiques.

Il faut ajouter à cela qu’une partie des élites politiques et médiatiques françaises a consacré beaucoup d’énergie, ces vingt dernières années, à disqualifier et à réprimer les luttes antiracistes et celles qui sont menées depuis les quartiers populaires.

Quels sont les signaux avant-coureurs d’un processus de «fascisation» en France?

Il y a d’abord la banalisation de la parole raciste et réactionnaire dans les grands médias (notamment privés). Les lois liberticides imposées récemment, dites «sécurité globale» et «séparatisme», constituent aussi un bon exemple. La loi «séparatisme» fabrique un «ennemi intérieur», à la fois partout et insaisissable, au nom duquel il faudrait des mesures d’exception donnant toujours plus de pouvoir à la police.

On devrait ajouter d’autres signaux: la répression ahurissante du mouvement des Gilets jaunes, avec des dizaines de mutilés, plus d’un millier de personnes condamnées à des peines de prison ferme, plus de 12000 personnes ayant fait de la garde à vue; des manifestations violemment réprimées et empêchées, etc.

Enfin, il faut ajouter ce qui se joue au sein des appareils répressifs: on a vu des policiers manifester illégalement de nuit, avec leurs véhicules et leurs armes de service; des policiers se rassembler devant l’Assemblée nationale pour faire pression sur les parlementaires; des policiers se rassembler devant Radio France pour intimider les journalistes; des policiers se rassembler devant le siège du principal parti de gauche d’opposition, La France insoumise.

De même, des militaires ont largement signé des tribunes prétendant que, face au «délitement de la France» et aux «hordes de banlieue», il fallait que l’armée intervienne.

Dans ce contexte, que représente Eric Zemmour?

Zemmour incarne plusieurs choses à la fois: la destruction du «débat public» par des médias privés inféodés à la logique du profit (donc attirés par le «buzz» que suscitent les provocations racistes et sexistes de Zemmour) et dominés par des idéologues réactionnaires et néolibéraux; une extrémisation de la droite bourgeoise traditionnelle (dont Zemmour est issu), notamment sous l’effet du sarkozysme; une réaction face à la montée des mouvements féministe et antiraciste, et une volonté de les faire taire; la montée d’une islamophobie obsessionnelle, omniprésente et conspirative (on prétend lutter contre un «complot musulman» visant à détruire la France, l’Europe, l’Occident).

Zemmour est également l’arme du milliardaire Vincent Bolloré, qui bâtit un empire médiatique et veut jouer un rôle politique, dans un sens ultraréactionnaire. Dans un contexte où le Front national (FN), devenu Rassemblement national (RN), a été fragilisé par sa défaite aux régionales, Zemmour a compris qu’une certaine radicalisation verbale pouvait être payante – d’autant plus que Marine Le Pen, dans sa tentative de séduire des pans de la droite, avait mis en sourdine les aspects les plus autoritaires, xénophobes et racistes de son discours traditionnel.

Quel est son programme?

L’idée est simple. D’un côté, Zemmour reprend l’essentiel des propositions économiques et sociales de la droite, dans le sens de toujours plus de régressions sociales. De ce point de vue, il est un candidat de plus pour les riches, les capitalistes.

D’un autre côté, Zemmour reprend les propositions du FN devenu RN, parfois en les radicalisant: l’«immigration zéro», le rétablissement de la «double peine» visant les immigrés, les allocations sociales réservées aux Français, l’interdiction du port du hijab hors du domicile, etc.

Mais il y a aussi chez Zemmour une violence idéologique qui laisse présager le pire: les étrangers, les musulmans, les minorités ethno-raciales et religieuses, mais aussi celles et ceux qui défendent leurs droits (la gauche sociale et politique dans son ensemble) sont décrits comme un «parti» organisé pour détruire la France. On imagine vers quoi pourrait conduire ce type de discours, au-delà des propositions exprimées lors de la campagne.

Il y a quelques années, Zemmour a d’ailleurs pu dire à propos des musulmans que des formes de déportation pouvaient être envisagées.

Certains auteurs ont décrit le fascisme comme le choix d’une bourgeoisie apeurée face à une classe ouvrière menaçante. Or, la gauche et les syndicats semblent sur la défensive… La percée de l’extrême droite ne représenterait-elle pas plutôt une occasion de renforcer le libéralisme autoritaire pratiqué par Emmanuel Macron?

Il est clair que la majorité de la bourgeoisie française soutient Macron et/ou le parti de droite Les Républicains. Mais les capitalistes ne sont pas une classe parfaitement homogène politiquement. Et ils ne mettent jamais tous leurs œufs dans le même panier.

De son côté, le milliardaire Vincent Bolloré soutient à fond Zemmour – certainement pas parce qu’il voudrait secrètement favoriser Macron. Ce soutien répond apparemment à ses propres options politiques ultraréactionnaires, mais aussi à l’intérêt qu’il pourrait trouver à une politique violemment anti-gauche et anti-syndicats, à une politique raciste permettant de diviser les classes populaires – mais aussi à une politique visant à rétablir l’impérialisme français là où il est menacé par des concurrents: en Afrique, où le groupe Bolloré est très présent.

Plus largement, le fascisme ne parvient pas au pouvoir au moment où la classe ouvrière est la plus menaçante. Mais plutôt dans une séquence où la classe ouvrière a été menaçante mais a échoué et se trouve démoralisée, divisée, etc. On a aussi vu avec Trump et Bolsonaro à quel point les néofascistes n’ont aucun mal à inventer un «danger socialiste» ou des «complots marxistes» pour s’ériger en sauveurs de la nation.

Le dernier recours de la bourgeoisie face à une classe ouvrière qui se soulève, c’est plutôt le coup d’Etat militaire. Le fascisme, de son côté, répond à une double faiblesse politique: faiblesse de la classe ouvrière, mais aussi faiblesse de la bourgeoisie – qui amène celle-ci à livrer le pouvoir politique aux fascistes pour se concentrer sur ses affaires.

Aujourd’hui, la majorité de la bourgeoisie, en France comme ailleurs, est hostile à ce type de «solution». Mais nous ne sommes pas au bout de la crise sociale, politique et environnementale. Dans une période marquée par autant de contradictions, il est probable que des franges croissantes des classes dominantes soient séduites par de nouvelles options promettant de sauver leur système.

Y a-t-il des résistances à la montée de l’extrême droite?

On dit souvent que l’antifascisme est l’affaire de toutes et tous, avec raison.

Le fascisme est l’ennemi de tous les exploités et les opprimés, mais aussi un allié crucial pour celles et ceux qui ne veulent pas affronter le basculement climatique.

Heureusement, des résistances importantes lui font face: des collectifs antifascistes luttent pied à pied contre les groupuscules violents d’extrême droite; les combats antiracistes (notamment contre les violences policières et l’islamophobie) ont connu des succès ces dernières années; les luttes féministes se développent à l’échelle mondiale; les Gilets jaunes ont réclamé à la fois la justice sociale et plus de démocratie; et les luttes syndicales continuent pour défendre les salaires et les conditions de travail – mais aussi pour la régularisation des travailleurs et des travailleuses sans papiers, comme l’a fait le syndicat CGT en France récemment (avec succès!).

Tous ces terrains de lutte sont importants. Mais le terrain de l’alternative politique est aussi crucial – et là, la gauche est très affaiblie.

Ce qui semble certain, c’est que nous avons besoin d’une démarche articulant unité et radicalité – c’est-à-dire unité sur un projet de rupture avec 40 ans de politiques néolibérales, autoritaires et racistes.

Quel rôle les syndicats peuvent-ils jouer dans ce combat?

Un rôle majeur. Même affaiblis, les syndicats sont les principales organisations implantées dans les classes populaires. Leur capacité de mobilisation reste importante – même dans un pays comme la France, où le taux de syndicalisation est très faible.

Les luttes syndicales sont aussi le moyen de contester en actes la rhétorique xénophobe et raciste de l’extrême droite; de montrer qu’on peut gagner ensemble, sur nos conditions de travail et de vie, sans opposer nationaux et immigrés, les «nôtres» contre les «autres», comme dit l’extrême droite. Et de prouver ainsi que la grande majorité de la population a des intérêts convergents contre les classes dominantes, qui partout exploitent et oppriment.


1 Ugo Palheta a écrit deux livres sur la question: La possibilité du fascisme (La Découverte, 2018) et Face à la menace fasciste (Textuel, 2021).

Article paru dans le journal Services Publics du 21 janvier 2022.

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