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Le centre culturel Espace Noir fête 20 ans d'engagement libertaire

La coopérative autogérée de Saint-Imier continue de s'engager dans tous les combats pour un monde meilleur

Espace Noir à Saint-Imier fête cette année ses vingt ans d'existence. Doté d'une taverne, d'un cinéma, d'une librairie et d'une salle de spectacle, ce centre autogéré et libertaire continue à s'engager dans toutes les batailles locales, régionales et internationales pour une société équitable, libre et pacifique. Un hommage vivant aux pères fondateurs de l'anarchie qui vécurent dans cette région horlogère à la fin du 19e siècle.


Léo Ferré chante à propos des anarchistes, «on ne les voit jamais et pourtant ils existent». A Saint-Imier, on les voit. Et ils sont visibles depuis vingt ans. Au 12 de la rue Francillon très exactement, en plein cœur de cette bourgade horlogère de 5000 âmes. «Espace Noir est né d'une idée un peu folle et beaucoup pensaient que ça n'allait pas durer», raconte Michel Nemitz, l'un des piliers de la coopérative. Tout a commencé par un sauvetage, celui d'une très ancienne manufacture horlogère que des promoteurs vouaient à la démolition pour en faire des garages. Avec sept comparses, Maurice Born, architecte et figure de proue imérienne des idéaux libertaires, acquiert et retape l'édifice. Après 16 mois de travaux, le centre culturel libertaire s'ouvre le 11 mars 1986.

Pas une chasse gardée
Après avoir traversé quelques périodes de doutes ou d'essoufflements financiers, Espace Noir se porte aujourd'hui très bien. Le centre réunit sous un seul et même toit une taverne conviviale avec deux menus du jour, un cinéma proposant quatre films par mois, une salle de spectacle abritant de nombreux concerts et pièces de théâtre, un lieu d'exposition ainsi qu'une librairie particulièrement bien dotée en littérature libertaire et histoire du mouvement ouvrier. Mais au-delà de ces prestations culturelles, le site est également une plate-forme de débat et d'engagement dans les luttes sociales pour la justice, l'égalité, la paix et contre l'exclusion. Espace Noir a par exemple collaboré à la création de l'association des chômeurs, aux luttes antimilitaristes, antiracistes et à celles du mouvement ouvrier. Membre d'Unia, Michel Nemitz est de toutes les manifestations syndicales et la coopérative s'est engagée activement aux côtés des grévistes de la Boillat, mardi dernier, par exemple, l'association organisait un repas de solidarité avec ces travailleurs.
Résolument libertaire, Espace Noir n'a pour autant rien d'un ghetto pour initiés. Pas question de se murer derrière ses convictions. Pas de sectarisme: «Nous sommes là pour nous ouvrir à la confrontation des idées et non pas pour faire notre petite cuisine anarchiste dans notre coin», martèle Michel Nemitz. «Ce n'est pas une chapelle où tout le monde doit penser la même chose», ajoute Lucas Dubuis. Preuve, on n'a pas hésité à inviter ici, dans un débat, un conseiller d'Etat radical, en l'occurrence Mario Annoni, un ex de l'Exécutif bernois. De plus, le centre collabore étroitement à la vie associative locale et régionale. Exemple, il offre en collaboration avec le Centre social protestant une permanence juridique et des cours de français pour étrangers. Il abrite la bibliothèque des jeunes, coopère avec Passeport Vacances ou encore avec l'Association pour l'aide et la défense des droits des toxicomanes.

L'autogestion au quotidien
A Espace Noir, on ne se contente pas de prôner l'autogestion mais on la pratique au quotidien. La gestion est assurée par deux coopératives, l'une vouée à l'immeuble et l'autre à celle du centre culturel. Et tout fonctionne en codécision, sans direction ni hiérarchie. «Nous nous réunissons chaque lundi pour planifier et imaginer tout ce qui se passera dans la semaine, depuis les menus de la taverne aux animations en passant par les problèmes d'emploi et de finances», explique Lucas Dubuis, lequel fait partie du noyau d'Espace Noir animé par une quinzaine de membres, bénévoles pour la plupart. «En débarquant ici, je ne savais même pas ce que signifiait l'autogestion mais j'ai vite compris que c'était quelque chose de génial qui nous permet de faire valoir nos idées et de se sentir concerné par tout ce qui se passe», se félicite Vérène Girod, une jeune élève de l'école sociale du Valais en stage ici pour quelques semaines.

Pierre Noverraz



Une vision syndicale en... 1877 déjà

Les archives d'Espace Noir recèlent de précieux documents traitant des premiers pas des mouvements syndicaux. Ainsi y découvre-t-on, par exemple, un plaidoyer pour le regroupement des associations représentant différents corps de métiers, dans l'édition du 3 novembre 1877 de l'Avant-Garde, journal de l'Association internationale des travailleurs. «Il faudrait que dans une même ville, une région, les groupes de métiers similaires comme la menuiserie, la charpente, la serrurerie, etc. s'entendent pour constituer entre eux la fédération de l'industrie du bâtiment. Qu'on fasse de même pour toutes les branches industrielles, la manufacture, les produits chimiques, les professions scolaires, etc., rien de plus naturel. Qu'enfin toutes les branches s'unissent pour établir une fédération plus générale que les précédentes, les comprenant toutes dans son sein, ce serait utile.»

PN



L'empreinte de Bakounine

Le fait que cette coopérative d'inspiration libertaire soit née à Saint-Imier ne doit sans doute rien au hasard. Berceau de l'horlogerie, la région fut aussi un important carrefour du mouvement anarchiste international. Dès la fondation, en 1864, de l'Association internationale des travailleurs (AIT), un certain nombre de sections influentes se créent dans l'Arc jurassien, à Saint-Imier, à La Chaux-de-Fonds et au Locle notamment. La majorité de ses adhérents sont des horlogers à domicile, dont l'engagement politique est marqué par un souci d'indépendance. Sept ans plus tard, en 1871, le leader anarchiste russe Bakounine s'installe dans la région, à Sonvilier, village voisin de Saint-Imier. La majorité de ces travailleurs de l'horlogerie se rallient à ses positions: c'est la naissance de la fameuse Fédération jurassienne, le pôle libertaire du mouvement anarchiste opposé à la tendance marxiste. En 1872, au congrès de l'Association internationale des travailleurs à La Haye, Karl Marx parvient à dégager une majorité en faveur de l'exclusion des ténors de la fédération, Bakounine et le délégué jurassien James Guillaume. Opposées à cette exclusion, plusieurs sections «antiautoritaires» de l'AIT en Espagne, Italie, France, Belgique et Etats-Unis organisent un congrès à Saint-Imier pour y forger leur propre ligne libertaire. La fraction antiautoritaire de l'AIT survivra jusqu'en 1880. Les temps ont changé, les orientations du mouvement ouvrier aussi. Mais à Espace Noir, on a gardé de cette tranche d'histoire jurassienne le goût de liberté, le parfum d'un rêve libertaire qui continue à flotter au 12 de la rue Francillon.

PN