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Le selfie, le botox, le Syrien, l’extrême droite

Nous pourrions consacrer notre existence à repérer les signes révélateurs de notre époque. L’un d’entre eux, par exemple, qui touche à l’autoportrait photographique. Au résultat figuré d’un geste simple que pratiquent des millions de nos congénères. Au moyen de leur téléphone portable. Dans les régions plutôt prospères à la surface de la planète, comme la nôtre en Suisse. Plutôt bien portantes. Où nos tâches quotidiennes ne consistent pas à faire la guerre ou la subir. Pas non plus à nous pencher vers le sol pour en tirer des moyens dérisoires de subsistance. Pas non plus à travailler en usine à des cadences nous interdisant toute pensée songeuse et toute conversation avec notre voisin de labeur à la chaîne.

Non. Nous sommes loin de ces nécessités-là. Nous sommes chez nous. En des lieux où le fait de vivre a pris la succession du fait de survivre. Où l’industrie fonctionne. Où l’argent produit de l’argent. Où la démocratie semble régner. Où les prémisses d’une angoisse seraient pourtant perceptibles à tout observateur aiguisé. Où les réseaux dits sociaux ont remplacé les journaux dont les délais de fabrication permettaient de pondérer les événements qu’ils rapportaient. Où les villes se sont étendues de manière suffisamment laide pour instituer l’anonymat plutôt que la rencontre. Où la condition respective des riches et des moins riches s’est invisibilisée. Où les tensions de la violence symbolique tricotent comme un ourlet, jusque dans l’air que nous respirons, aux tensions de la violence réelle exprimée lors des attaques à l’arme blanche au sortir des discothèques ou des crimes accomplis de-ci de-là dans les lycées.

Nous nous portons bien, ici, dans les régions où le fait de vivre existe. Mais nous pourrions presque envier ceux qui consacrent leur existence à la seule tentative de survivre. Parce qu’ils sont dans un rapport avec les choses que nous avons perdues. Dans un rapport avec la terre, avec le ciel, avec les autres, avec leurs propres gestes, avec leurs propres forces, avec leurs propres fatigues, avec leur propre usure qu’ils ne peuvent pas conjurer, avec leurs propres désirs dont ils connaissent la portée vitale, avec leurs propres espoirs qui les étirent au-delà d’eux-mêmes. Qui sont essentiels. Qui ont un contenu. Et qui les situent dans une perspective claire. Aisément repérable. Sur un chemin. Vers un avenir.

Ici, dans nos régions, nous sommes au-delà de tout cela. Nous sommes dans les vapeurs ou les évaporations du réel. Dans les apesanteurs d’un bien-être creux. Sectoriel. Défini moins par nos élans que par les jouissances de la diversion. Et de l’oubli. Un bien-être déterminé par notre besoin de fuir nos entassements quotidiens dans la foule. Et par celui de consommer tous les biens que nous avons la chance d’acquérir. Et celui de savourer un maximum de nos loisirs, de nos spectacles sportifs, de nos extases culturelles et de nos bibliothèques musicales illimitées.

Voilà comme nous flottons un peu. Comme nous nous sommes quittés. Et voilà pourquoi nous n’apercevons plus grand monde à la surface de nos miroirs. Ou seulement des visages et des silhouettes que nous pressentons désertés, vides, absents ou méconnaissables à force d’avoir été retouchés, liposucés, hyaluroniqués ou botoxés jusqu’au stade de la laideur insigne dont nous cultivons pourtant le déni sans effort. Mais avec des larmes en dessous.

Et voilà pourquoi le dimanche quand il fait soleil, en solitaires comme en couples, voire en couples comme en groupes, nous empoignons nos téléphones portables, puis nous partons en promenade et nous photographions après nous être équipés de lunettes noires avant de dégainer nos sourires épanouis. Un masque optique sur notre nez pour apercevoir la vie comme des stars, doublé d’un masque optique qui nous abrite du regard déployé sur nous par autrui, l’un et l’autre faisant de notre narcissisme désespéré le ressort d’un jeu de cache-cache au-dessus de ce néant qui nous aspire.

Tout ce corps de paramètres inouïs définissant de nos jours un pays qui s’appelle la Suisse. Où le conseiller fédéral Ignazio Cassis ne cesse de se réduire en lui-même comme un clone de taupe à reculons dans ses couloirs. Où les citoyens électeurs conçoivent leur abri sous la coupole des rhétoriques à triques policières de l’extrême droite. Où cette extrême droite réclame l’expulsion des réfugiés syriens moins de vingt-quatre heures après la chute de Bachar al-Assad. Où j’ai honte de vivre et que je vomis.