Lors de l’annonce de démission d’Ueli Maurer, la plupart des commentaires portaient sur l’aspect «folklorique» de l’exercice de ses fonctions de conseiller fédéral, s’offusquant au mieux d’avoir «joué avec les limites de la collégialité». Personne n’a rappelé son tristement célèbre «on n’a pas l’argent pour sauver tout le monde!», lancé en pleine pandémie, ni sa lourde responsabilité, partagée avec ses collègues ministres, d’une gestion sanitaire que l’on peut qualifier, avec la sociologue Annie Thébaud-Mony, de «mise en danger généralisée des travailleurs par l’Etat et le patronat».
En laissant usines et commerces ouverts, sans exigences en matière de santé au travail, cette gestion a provoqué, avec quelque 12000 morts en Suisse, un nombre de victimes par habitant parmi les plus élevés d'Europe. Mais comme le bilan de Maurer, celui de la pandémie est biaisé: pour Alain Berset, «la Suisse a fait ses preuves». Et le record de surmortalité atteint cet été, intervenu droit derrière l’annonce de la fin des mesures, ne provoque qu’un haussement d’épaules du côté de l’OFSP, qui déclare «ne pas en connaître les raisons». Or, les nombreuses études qui ont documenté la pandémie devraient nous apprendre au moins trois leçons.
Premièrement, la pandémie a creusé les inégalités existantes. Les baisses de revenus liées aux mesures de confinement et les pertes d’emploi ont fait apparaître des nouvelles précarités. Le Covid-19 a infecté et tué principalement des personnes pauvres, des migrants et des femmes, qui vivent dans des quartiers défavorisés et utilisent des transports publics bondés, pour se retrouver en «première ligne» sur les lieux de travail, sans possibilité de faire du télétravail. Selon la journaliste zurichoise Anna Jikhareva, «le corona est un virus de classe».
Deuxièmement, la gestion de la pandémie traduit l’état des rapports de force sociaux. Il est frappant de constater comment, d’un côté, le choc provoqué par les queues pour l’aide alimentaire et, surtout, l’intérêt économique à subventionner les entreprises a permis de déployer des milliards de francs publics. Et comment, de l’autre, le veto absolu des associations patronales d’une quelconque immixtion dans l’organisation du travail a rendu impossible toute sanction à l’encontre d’employeurs qui négligent la protection de la santé sur les lieux de travail.
Dans ce contexte, les syndicats ont fait de la protection des revenus une priorité et obtenu, à l’instar des mobilisations genevoises pour l’indemnisation des travailleurs précaires et sans statut légal, d’importants résultats. Mais force est de constater qu’ils sont restés très en retrait sur les mesures épidémiologiques. Que ce soit par «manque d’expertise» ou par crainte des coûts économiques, une telle priorisation interpelle, notamment à la lumière de la troisième leçon de la pandémie. Une étude bâloise a en effet démontré que l’absence d’un discours de classe sur la protection de la santé a été un des facteurs qui ont contribué à dépolitiser le débat sur la pandémie et à préparer le terrain pour les thèses complotistes.
Selon le sociologue Philippe Corcuff, «l'extension des domaines du confusionnisme rhétorique et idéologique dans l'espace public» favorise les positions d'extrême droite. Alors que la crise sanitaire n’est pas encore terminée, et que les crises climatique et énergétique nous mettent devant des défis importants en matière de santé au travail, faire une priorité de cette problématique devient un enjeu éminemment démocratique.