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Les degrés de la fiction jusqu’à T.

Tu es sidéré par la réélection de T. qui s'est produite outre-Atlantique. Sidéré, plus précisément, par les pathologies de la conscience collective mises en lumière par cette circonstance. Etrange est la coïncidence qui situa le trajet de ton existence en ce moment-là de la planète.

Essayer de réfléchir. D’élaborer, même si ton esprit chemine d’hypothèse en hypothèse, une histoire de la fiction au cours des millénaires. De cette fiction définie par les dictionnaires comme produisant «les constructions de l’imagination».

Remonter d'abord le temps jusqu’à l’«âge de la pierre nouvelle», le néolithique, entre les IIIe et Xe siècles avant Jésus-Christ. Quand l'agriculture et l'élevage apparaissent dans ce Croissant fertile où se juxtaposent de nos jours les Territoires palestiniens, Israël, la Jordanie, le Liban et la Syrie, avec un morceau de l’Iran, de l’Irak et de la Turquie. Avant d'apparaître en Grèce, puis en Chine.

Sursauter, ensuite, en songeant aux caractéristiques de cette expansion. L’agriculture et l’élevage? Mais nous y voilà! Les deux fondements de la fiction majeure! Du fantasme originel! Du mirage qui séduisit tes ancêtres en les persuadant qu’ils ne sont pas des animaux!

Résumer, maintenant. Comprendre que notre espèce s'autovalide, à ce stade, en tant qu’exception dans le grand orchestre du Vivant. Qu’elle se réserve autoritairement le sol qu’elle commence à jardiner, et les chèvres ou les moutons qu’elle commence à domestiquer. Et qu’elle s’autovalide non seulement comme exception dans ce grand orchestre du Vivant, mais comme sa gérante exclusive.

De quoi t'inspirer cette question: par quel mouvement de l’esprit nos ancêtres se sont-ils arrogé ce surclassement inouï? Se sont-ils exclus du lot commun pour dériver vers les euphories de la domination?

La réponse te viendra d’instinct. Elle touche à l’angoisse existentielle propre à notre espèce. Cette angoisse qui nous impose encore, en ce XXIe siècle, de nous rassurer par tous les moyens possibles, y compris les plus tricheurs. Cette angoisse qui nous obsède: surtout ne pas être une proie! Pas une victime! Ne pas aggraver le fardeau déjà lourdissime de la finitude irrémédiable!

Cette angoisse qui nous fait redouter, par exemple, le danger des chemins creux. Des embuscades à nos dépens. Ou le danger qui bruisse dans les forêts. Ou celui, à peine différent, qui règne dans nos mégalopoles où notre corps et notre sensibilité d’individu sont prisonniers des masses piétonnes ambiantes. Où nos regards ne nous donnent plus à distinguer, dans le dédale interminablement cloné des immeubles lisses et miroitants, le détail ou la décoration qui nous allégeraient. 

Je parle ici de ces mégalopoles au sein desquelles les griffes de l’ours et du tigre antiques se sont transposées sous la forme de l’arme blanche éventuellement dégainée par un agresseur qui jaillirait soudain de la foule pour nous poignarder.

Au point que tu es devenu, comme tant d'autres et sans doute moi-même, cet homme des foules pressenti par Edgar Poe, comme l’énonça si magnifiquement Julien Gracq dans un texte intitulé Plénièrement. Cet homme «dévoré jusqu’à l’angoisse par le besoin de le devenir davantage, et de s’en remettre avec délices à cette pression collective».

Tels ont été, jusqu’à ce jour, les progrès de la fiction néolithique au-delà des jardins premiers. Telles ont été ses séquelles. De sorte que, pour toi, chère espèce des arrogants pathétiques en provenance des temps immémoriaux, un schéma très simple s’est dessiné: toujours moins de relations directes et sensibles avec l’ordre du réel composé par le Vivant, qu’il soit humain ou non humain, et toujours plus de fuites dans les constructions imaginaires que l’ordre numérique vomit. Ainsi le poème toxique a-t-il pu se développer par degrés.

Premièrement, ne plus vouloir entendre parler de la démocratie, de l’Etat, du droit, de celles et de ceux qui les incarnent, qui les représentent ou les défendent. Deuxièmement, supposer que les repris de justice le sont pour s’être battus au nom de notre liberté, et contre les pouvoirs qui nous écrasent.

Troisièmement, s'adonner aux jouissances de la peur éprouvée tout autant par tes voisins. «Ouvrez l’œil!» leur cries-tu. Apercevez-vous aussi l’ours et le tigre qui vont nous assaillir et d’où surgira le poignard de l’immigré? Quatrièmement, révérer quiconque se met en position de briser le système qui te martyrise. Et cinquièmement, le 5 de ce mois, voter pour élire T. Victoire. Extases de la vengeance et de l’avenir fracassé, puis chanter sur ses décombres.