«Les détections ont augmenté, mais restent la pointe de l’iceberg»
Les cas de traite d’êtres humains à des fins d’exploitation du travail sont de plus en plus mis en lumière. Or, les tribunaux peinent à les reconnaître.
La traite d’êtres humains n’est pas encore assez prise en compte par les tribunaux. Les jugements à l’égard des auteurs sont relativement cléments et les réparations aux victimes faibles. Tel est le constat de la Plateforme Traite, à l’occasion de la Journée européenne contre la traite des êtres humains, le 18 octobre.
En 2023, sur les 197 victimes identifiées en Suisse (11% de plus qu’en 2022), seules huit condamnations pénales pour traite d’êtres humains ont été prononcées. Dans certains cas, seule la notion d’usure ou d’encouragement à la prostitution a été retenue. «L’interprétation étroite de la contrainte n’est pas conforme à la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains», dénonce la Plateforme Traite, composée des organisations Astrée (Vaud), CSP (Genève), Mayday (Tessin) et FIZ (Zurich). Angela Oriti, directrice d’Astrée (Association de soutien aux victimes de traite et d’exploitation), précise: «Une modification de l’article du Code pénal sur la traite permettant d’en préciser les éléments constitutifs, ainsi que des ressources suffisantes pour les poursuites pénales sont nécessaires.» La plateforme met en lumière également que les victimes, traumatisées par l’exploitation subie, sont souvent face à un avenir incertain du fait du caractère temporaire de leur permis de séjour. «Cette incertitude pèse sur leur santé et leur intégration et reste peu compréhensible face aux risques pris en participant à la procédure pénale», souligne-t-elle, en préconisant l’accès à des autorisations de séjour pour cas de rigueur afin de permettre une véritable reconstruction et éviter une nouvelle exploitation.
Le point avec Angela Oriti, directrice et cofondatrice d’Astrée, dans son bureau lausannois.
Où en est-on concernant les procédures pénales pour traite d’humains dans le canton de Vaud?
Nous sommes passés de quelques procédures pénales en 2015 à 46 en 2023. Les issues sont parfois favorables aux victimes, surtout lorsqu’il s’agit de prostitution forcée. Les moyens de contraintes invisibles, comme, par exemple, la sorcellerie dans le cas de femmes nigérianes, commencent à être reconnus par les juges.
Dans les cas de traite à des fins d’exploitation du travail, les condamnations restent rares. Des procès ont permis la condamnation d’employeurs, mais jusqu’à présent, c’est plutôt l’infraction d’usure qui est reconnue. La distinction est parfois ténue. D’où l’importance de développer les enquêtes de police et de sensibiliser les personnes de terrain (inspection du travail, syndicats, personnel de santé, etc.) en les formant à détecter les cas de traite à des fins d’exploitation du travail, notamment dans le secteur de la restauration ou dans de petites entreprises (des garages, par exemple). Les détections ont augmenté, mais restent la pointe de l’iceberg. Nous n’avons encore aucun cas dans l’agriculture, pourtant considérée comme un secteur sensible.
Les trois quarts des victimes sont des femmes, y a-t-il un profil type?
Aucun. Loin des clichés, un homme grand et fort peut aussi être victime de traite. Il n’y a pas que des femmes battues et enfermées, comme dans la prostitution forcée, mais aussi des situations de contrainte sans violence physique, par exemple des dettes contractées, des papiers réquisitionnés, une surveillance constante… Je pense notamment à un homme qui était hébergé dans le sous-sol du restaurant où il travaillait. La procédure pénale démarrée à la suite de sa dénonciation s’est injustement terminée par un acquittement de l’employeur avec, en guise de double peine, la charge pour l’employé de payer les frais de procédure.
La traite peut prendre des formes très différentes, c’est un phénomène mouvant. Depuis peu, des jeunes filles vivant dans les foyers de la Direction générale de l'enfance et de la jeunesse (DGEJ) sont recrutées via les réseaux sociaux dans des réseaux de prostitution. Elles ne prennent conscience que progressivement du piège dans lequel elles sont tombées, tout commence comme un jeu, par des fêtes…
Il existe aussi du recrutement actif, par de petites entreprises ou des réseaux illégaux, aux abords des centres d’urgence. Pas besoin de menace, la situation d’extrême vulnérabilité de ces hommes déboutés de l’asile permet d’en tirer profit. Les salaires sont incertains, voire ne sont pas versés certains jours, et les horaires interminables. Les victimes ne se considèrent souvent même pas comme telles, car elles ont besoin de travailler, malgré les mauvaises conditions.
Dans le domaine domestique – notamment dans des familles aisées issues pour certaines de milieux diplomatiques qui recrutent par l’entremise d’agences (par exemple des Emirats arabes) – les travailleurs et les travailleuses ne peuvent imaginer les conditions qui les attendent: hébergement déplorable, surveillance, menace, séquestration des documents, perte de liberté de mouvement, horaires démesurés, sans jour de congé, pour des salaires misérables de parfois 300 ou 400 francs par mois. Ces personnes suivent leurs employeurs, qui ont des villas dans plusieurs pays, et ne savent parfois même pas où elles se trouvent. C’est un moyen de les garder sous emprise. Les victimes n’ont aucun contact avec l’extérieur.
Certaines réussissent pourtant à s’échapper lors d’une absence de leur employeur et à prendre contact avec un service médical ou la police qui les orientent, dans le meilleur des cas, vers les services spécialisés: Astrée dans le canton de Vaud, le CSP à Genève, le FIZ à Zurich et Mayday au Tessin.
Qu’en est-il dans les autres cantons?
Les personnes seront aiguillées vers les centres LAVI, mais la prise en charge n’est pas aussi spécifique et l’aide limitée. D’ailleurs, les victimes ne sont souvent pas identifiées et aucune plainte n’est déposée dans ces cantons. Cette différence de traitement est pointée du doigt par le Groupe d'experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA). Même si la situation évolue, notamment dans les cantons de Neuchâtel et du Valais, la Suisse manque d’une véritable politique publique coordonnée aux niveaux cantonal et national. De notre côté, nous travaillons maintenant très bien avec la police et l’inspection du travail. Nous formons aussi les membres et les professionnels des syndicats, mais la collaboration avec ces derniers, sur le terrain, est encore défaillante. Or, des synergies sont essentielles pour identifier les victimes de traite et leur garantir une protection adéquate.
Pour les personnes migrantes, sans statut légal, la complexité de porter plainte est d’autant plus grande…
Les victimes ont droit à un permis de séjour temporaire durant la procédure pénale, cela même lorsqu’elles arrivent en Suisse sans autorisations de séjour. A la suite de la procédure pénale ou en dehors d’un dépôt de plainte, elles peuvent solliciter un permis dans un cas d’extrême gravité, notamment sur la base de leur état de santé fragilisé ou du risque de subir une nouvelle exploitation au pays. Cette autorisation de séjour peut être refusée par le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) en mettant ainsi à mal tout le travail d’accompagnement soutenu avec les ressources des cantons. Dénoncer un réseau d’exploitation comporte toute une série de risques pour la personne et sa famille, et peut renforcer les traumatismes vécus. Toutefois, lorsque la personne entre dans le processus avec Astrée, le taux d’abandon du dispositif est quasi inexistant. Nous faisons appel à de nombreux services et coordonnons le suivi global autour de la personne pour poser les bases de leur autonomie. Le travail est difficile. Mais nous avons la chance d’être témoins de parcours de vie qui se transforment! Ces personnes ont une capacité de résilience qui leur permet ensuite de redonner à la société ce qu’elles ont reçu.
Pour davantage d’informations:
astree.ch / 021 544 27 97
Astrée et son approche globale
Astrée repose sur quatre axes:
- La détection grâce à la formation des partenaires (police, inspection du travail, personnel de santé).
- L’hébergement (son foyer, ses appartements, voire les foyers de l’EVAM ou des hôtels).
- La prise en charge globale: l’orientation, la procédure pénale, le soutien médical d’Unisanté, le soutien à l’intégration professionnelle avec le CSIR.
La sensibilisation des institutions et le travail en réseau.