«L’étendue des destructions dépasse l’imagination»
Président du syndicat du bâtiment ukrainien, Vasyl Andreyev était de passage à Genève cet été. Il évoque la situation dans son pays et la reconstruction de l’Ukraine
Vasyl Andreyev, 43 ans, est président depuis 2010 du syndicat ukrainien des travailleurs de la construction Profbud qui compte quelque 50000 membres. Il a vécu à ce jour deux révolutions et une guerre. Work, le journal alémanique d’Unia, l’a rencontré à Genève pour savoir comment fonctionne le travail syndical pendant la guerre, et ce qu’il attend de la reconstruction à venir.
Qu’est-ce que cela vous fait d’être assis ici, au bord du Léman?
Je suis tiraillé par des sentiments contradictoires. Je n’ai guère dormi les premières nuits. A Kiev, les alertes aériennes et les tirs de roquettes rythment les nuits. A Genève, en entendant un simple bruit de moteur ou une alarme de voiture, je crois avoir affaire à des sirènes. En plus, je pense à mes amis encore sur place, et j’ai un peu honte.
Mais vous avez pourtant de bonnes raisons d’être ici!
C’est juste, je passe enfin de nouveau du temps avec ma femme Anna Andreeva et notre fils de 6 ans. Tous deux ont fui l’Ukraine il y a un an et vivent dans le canton de Genève (L’ES en avait parlé dans son édition du 30 mars 2022, ndlr). Anna est employée par l’Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois (IBB). Mais la vraie raison de mon voyage, c’est la conférence de l’Organisation internationale du travail (OIT), je fais partie de la délégation ukrainienne.
La guerre a déchiré votre famille...
Le 24 février 2022, au lieu de notre réveil, c’est une succession d’explosions sous nos fenêtres qui nous a tirés de notre sommeil. Je revois encore dans mes souvenirs notre fils courir à travers la pièce en demandant: «Est-ce un feu d’artifice?» Puis il s’est caché sous le canapé, et je crois qu’il a immédiatement compris que la guerre avait éclaté.
La reconstruction de l’Ukraine après la guerre figurait à l’ordre du jour de la conférence de l’OIT. N’est-ce pas un peu tôt pour parler de reconstruction?
L’étendue des destructions en Ukraine dépasse tout ce que j’avais vu jusque-là. Pourtant, il est davantage question en ce moment de guerre et de paix que de la reconstruction et de son volet financier. Car nous devons encore nous battre contre un ennemi cruel. Et la victoire n’est pas acquise.
Le travail syndical est-il encore possible durant la guerre?
Difficilement. Nous avons subi une hémorragie de membres. Par exemple, quand la Russie a occupé la Crimée en 2014, nos effectifs ont chuté du jour au lendemain de 3000 membres, sans parler des 5000 membres perdus dans les villes de Donetsk et de Louhansk. Ce n’est pas tout: beaucoup de syndicalistes ont dû s’enfuir ou sont tombés au front. Depuis 2022, près de 10% de nos membres ont été enrôlés dans l’armée. Soit plus de 5000 hommes et femmes. Et ce n’est pas simple non plus sur le terrain politique.
Pour quelle raison?
En Ukraine, de nombreux partis de gauche étaient étroitement liés à la Russie. Et comme les syndicats participaient à cette dynamique, l’Etat a vu en eux des traîtres à la patrie. Par ailleurs, le secteur de la construction a connu de profondes mutations: de nouvelles entreprises sont apparues sur le marché et un grand nombre de nos partenaires traditionnels ont fait faillite ou ont passé le flambeau à la nouvelle génération. Jusque-là, on avait plutôt affaire à des entreprises familiales, disposées à trouver des solutions entre partenaires sociaux. Alors que les nouvelles entreprises et leurs patrons réclament une part toujours plus grande du gâteau.
Votre syndicat Profbud a-t-il été en mesure de combattre cette tendance?
Nous tenons le couteau par le manche, car le personnel qualifié se fait toujours plus rare. Beaucoup d’hommes ont été blessés ou continuent de mourir au combat. Il y a donc toujours moins de main-d’œuvre, alors que la demande est massive. En ce moment, le secteur occupe 150000 ouvriers qui paient des impôts et des cotisations sociales. Et selon des estimations, un demi-million de personnes accomplissent du travail non déclaré, sans contrat. Après la guerre, nous aurons probablement besoin de deux fois plus de main-d’œuvre pour la reconstruction. Notre objectif de syndicat est donc de réduire drastiquement le nombre de travailleuses et de travailleurs non protégés.
Comment la reconstruction devrait-elle se dérouler à votre avis?
Nous partons de l’idée que les fonds européens destinés à la reconstruction déboucheront sur des commandes aux entreprises européennes. Autrement dit, la main-d’œuvre active en Ukraine aura des employeurs européens. C’est là qu’il faut intervenir pour réduire le fléau de l’économie informelle. L’UE pourrait contraindre les entreprises à n’embaucher que des travailleurs déclarés.
La corruption est endémique dans le secteur de la construction...
C’est hélas vrai. En 2012, quand le championnat d’Europe de football a été organisé en Pologne et en Ukraine, les entreprises françaises et autrichiennes tentées de s’installer chez nous sont reparties, à cause de la corruption. Je pense que les choses vont changer dans la construction, avec l’arrivée de sociétés internationales. Beaucoup d’entreprises locales ne seront pas en mesure de réaliser les grosses commandes à venir.
Vous espérez donc la venue d’entreprises internationales?
Oui, car elles pourraient changer les règles du jeu en Ukraine. Par exemple, le géant autrichien Strabag a l’habitude des commandes se chiffrant en milliards.
Selon vous, combien va coûter la reconstruction?
Le gouvernement évalue à au moins 300 milliards d’euros les dommages matériels survenus jusqu’ici. Les infrastructures ont beaucoup souffert: des routes et des ponts ont été détruits, mais aussi des voies de chemin de fer, les poteaux électriques ou les centrales hydrauliques: outre le barrage de Kakhovka, de nombreuses digues ont été volontairement détruites.
Article paru dans Work du 18 août 2023.
Traduction de Sylvain Bauhofer