«Nestlé demeure un danger pour la société»
Reconnue coupable de mobbing envers Yasmine Motarjemi, l’entreprise Nestlé a refusé de faire recours. Entretien avec l’ancienne directrice de la sécurité des aliments, dont le combat n’est pas terminé
Il y a trois ans, L’Evénement syndical relatait le long combat de Yasmine Motarjemi, ancienne directrice de la sécurité sanitaire des aliments au niveau mondial chez Nestlé, harcelée, puis licenciée, après avoir dénoncé des manquements et des dysfonctionnements dans son service (voir nos éditions du 22 et du 29 janvier 2020). Après maints rebondissements dans cette saga juridique qui avait démarré en 2011, la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal vaudois épinglait Nestlé en janvier 2020, jugeant l’entreprise responsable de harcèlement «sournois» envers l’ancienne salariée et reconnaissant que la direction n'avait pas pris les mesures adéquates pour la protéger ou faire cesser le harcèlement en dépit de la gravité de la situation.
Il aura fallu encore attendre fin 2022 pour que le jugement soit rendu dans son intégralité. C’est maintenant chose faite, et Nestlé a annoncé via les colonnes de nos confrères du Temps qu’elle ne ferait pas recours auprès du Tribunal fédéral. La multinationale ne conteste plus le harcèlement qu’elle avait nié tout au long de la procédure. Mais répète qu’elle a fait tout ce qui était en son pouvoir pour résoudre la situation et souhaite «mettre un point définitif à cette affaire».
Le conflit est donc officiellement terminé. Yasmine Motarjemi, aujourd’hui à la retraite, se confie sur l’issue de ce procès et sur l’avenir.
Le conflit qui vous oppose à Nestlé est officiellement terminé. Comment vous sentez-vous?
Ayant laissé ma peau dans le processus, il ne s'agit pas d'une victoire pour moi, personnellement. Malgré ma gratitude pour la décision de la Cour, je n’arrive pas à ressentir de la joie, surtout sachant combien d’autres souffrent de harcèlement sans pouvoir obtenir justice. Mais c'est une victoire pour la société, où le système judiciaire suisse a eu le courage d'exposer, au moins pour cette fois, les mensonges et la manipulation de Nestlé sur une question qui touche à la santé publique.
Il faut comprendre que, quand on est harcelé, discrédité, puis licencié, pour simplement avoir mené à bien ses responsabilités, c’est comme nous jeter du dixième étage. A cela s’ajoutent les diffamations, la discrimination, les mensonges, le non-suivi des alertes, les violations dans la gestion de la sécurité des aliments, les enquêtes fictives et les contre-vérités au tribunal. Toute cette histoire me laisse totalement choquée et traumatisée.
Si le conflit juridique est arrivé à son terme, mon combat est loin d'être terminé, car malgré les décisions de justice condamnant Nestlé sur tous les points, l’entreprise ne reconnaît pas qu'elle a agi à tort. Ni Nestlé, ni nos autorités de santé publique, ni nos politiciens n'ont essayé de tirer les leçons de mon histoire et d'améliorer les conditions de travail des employés ou des lanceurs d'alerte. En fait, rien n’a changé. Nous ne devons jamais oublier que la sécurité des services et des produits de consommation dépend du bien-être des employés. C'est cela qui est important et le but de mon combat.
Je suis donc toujours consternée par ce gaspillage de vies, ce laxisme des autorités et cette entreprise qui est autiste et refuse de reconnaître et de corriger ses fautes.
Sans oublier évidemment les responsables qui ont ruiné ma vie, ont mis en danger la santé publique et n’ont reçu aucune sanction, ni disciplinaire, ni financière, ni pénale. Au contraire, ils ont été promus, aux niveaux professionnel et social.
Nestlé persiste et signe dans son attitude…
Malgré sa condamnation, Nestlé ne reconnaît pas avoir mal agi et considère avoir bien traité mes plaintes. Dans le journal Le Temps, un porte-parole assure que des mesures ont été prises pour ma protection dans les années précédant mon licenciement, alors que, durant toute la procédure judiciaire, le groupe a nié le harcèlement. Si Nestlé avait reconnu le harcèlement plus tôt, il n’y aurait pas eu une procédure juridique de douze ans…
Nestlé déclare également m'avoir proposé des transferts internes, alors que les juges avaient estimé que ces propositions étaient «inconsistantes», voire «dévalorisantes».
L’entreprise dit avoir mené une enquête, alors que cette dernière a été qualifiée de «simulacre d’enquête» par le tribunal lui-même.
Elle déclare enfin que l'affaire n'a rien à voir avec la gestion de la sécurité de leurs produits, qu’il s’agit d’une affaire de droit du travail, alors que mon licenciement était justement motivé par ma différence d'opinions dans le domaine de la sécurité alimentaire.
Il est donc inquiétant que Nestlé ne comprenne pas ces faits et refuse de tirer des leçons de cette histoire. Cette déclaration montre que Nestlé a une vision erronée de la gestion de la sécurité des aliments, qui, tous les experts le certifieront, est une question de culture d’entreprise.
Selon vous, pourquoi Nestlé n’a pas voulu aller plus loin?
Je suppose que Nestlé renonce à recourir devant le Tribunal fédéral, car elle n’avait vraisemblablement aucune chance de succès. Puis, un arrêt de cette autorité a une résonance médiatique et juridique bien plus forte qu’un arrêt d’un tribunal cantonal. Cela évite également tout risque de jurisprudence du Tribunal fédéral sur la notion de harcèlement. En l'absence de jurisprudence, et le flou réglementaire persistant, la voie est libre pour Nestlé de continuer à abuser de ses employés et des lanceurs d'alerte.
Comment envisagez-vous l’avenir?
Lorsqu’on a été mobilisée 17 ans pour se battre contre un géant, sans cesse sur ses gardes, on est tellement déformée qu’on ne sait plus comment retourner à la vie normale.
Prouver le harcèlement par un procès visait seulement à révéler la vérité, à restaurer ma crédibilité et à montrer que la société Nestlé a une culture d'entreprise irresponsable qui rend la gestion de la sécurité alimentaire vulnérable.
J'ai maintenant beaucoup de travail à faire pour tirer les leçons de mon expérience chez Nestlé et sensibiliser la société. Que ce soit en matière de gestion de la sécurité des aliments, de protection des employés, de gestion des alertes ou même des failles dans la procédure judiciaire. D’autant plus que, comme Nestlé ne veut toujours pas admettre qu'elle s'est mal comportée, elle demeure donc un danger pour la société.
Au niveau financier, quelle indemnité vous a été accordée?
Pour l’heure, je ne peux pas donner de chiffre exact. Dans l’attente de précisions, je peux dire que je recevrai 1 franc suisse pour mes 17 années de souffrances et de lutte. Par ailleurs, je toucherai une compensation partielle pour mes frais juridiques, ainsi qu'une partie de mes pertes de salaire. Le montant précis sera annoncé lorsque j'aurai plus de détails.