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Par monts et par eaux: reflets d’Irlande

Paysage.
© Sonya Mermoud

Un pays au camaïeu de vert et de bleu.

Entre lacs silencieux et littoral assiégé par les vents, plages et chemin de halage, le centre méconnu de l’Irlande et sa côte nord-ouest plus courue jouent la partition de l’eau. Magnétique

Des lacs, comme autant de perles serties dans d’ondulantes collines, aimantent le regard. En cette matinée de septembre, des pluies intermittentes troublent leur surface satinée avant qu’un soleil inattendu n’en chasse toutes rides. Encore un tour de passe-passe d’une météo capricieuse, changeant en quelques battements de cils. Une caractéristique de l’île comme ses innombrables moutons, plus nombreux, dit-on, que ses habitants. Avec ses 365 étendues d’eau – une pour chaque jour de l’an – le romantique comté de Cavan, à la frontière de l’Irlande du Nord, renferme nombre de promesses de promenades. La circonscription fait partie des Midlands, ou terres du milieu, promues par l’Office national du tourisme sous l’appellation «cœur secret de l’Irlande». Avec l’idée de valoriser cette région moins courue des visiteurs et des expériences locales. Comme à Leitrim, fragment de ce «cœur», présenté par Sinead McGuire, dit Jinny. Dans son tea-room à Drumshanbo, autour de gâteaux maison, la boulangère de 48 ans et propriétaire de petits cottages, évoque son parcours et sa terre. Deux histoires aux trames mêlées.

Forêt.
Les Midlands, ou terres du milieu, renferment nombre de promesses de promenades. © Sonya Mermoud

 

Un canal au lourd passé

«Mes parents ont ouvert un premier gîte en 1967, puis construit huit autres cottages pour chacun de leurs enfants, misant sur le potentiel touristique du comté, en particulier la pêche aux brochets, perches et truites, qui attirait déjà des intéressés», raconte la souriante et dynamique entrepreneuse dans un français fluide. «Certains pensaient qu’ils étaient fous. Ils ont été des pionniers», ajoute Jinny, qui a repris le flambeau en 2005, pariant à son tour et malgré des débuts difficiles sur les différents atouts de l’endroit. Un lieu propice à la marche, aux randonnées à vélo, à la navigation douce, aux parties de golf et de pêche. Des activités incluant encore des possibilités de louer de petites péniches, sans permis, pour voguer sur le fleuve Shannon, le plus long des îles Britanniques avec ses 360 kilomètres. Aujourd’hui, la destination attire les amateurs de tourisme doux, séduits par la nature, un temps ralenti et les loisirs de plein air. Comme des échappées au guidon de petites reines le long du Shannon Blueway, un chemin de halage menant au lac d’Acres.

Effort pour le moins mesuré, grâce à l’assistance électrique, sur ce paisible sentier épousant la voie d’eau. Une promenade guidée par Seamus. Entre deux coups de pédales, le jovial loueur de vélos ouvre une page sombre de l’histoire tourmentée de l’île. «Le canal a été construit au temps de la Grande Famine, entre 1845 et 1852. Des travaux devant permettre aux personnes de gagner un peu d’argent pour tenter de survivre.» Cette misère noire a été générée par la perte, plusieurs années consécutives, de récoltes de pommes de terre ravagées par le mildiou et constituant alors la principale nourriture de la population. Mais aussi, pointée du doigt, la politique économique impériale menée par la Grande-Bretagne. Et le mépris affiché pour ce peuple rural abandonné à son tragique sort… Un drame qui a coûté la vie à un million d’Irlandais et provoqué une immigration massive. Un autre chapitre du passé du pays sera évoqué à la mine de charbon d’Arigna, transformée en musée, en compagnie d’un ancien mineur, sur fond actuel de crise d’énergie (voir ci-dessous). Une préoccupation partagée comme celle environnementale.

La mer.
Escale sur la route de la côte nord-ouest... © Sonya Mermoud

 

Prendre soin de la terre

La préservation de la nature et de la biodiversité ainsi que la souveraineté alimentaire figurent au cœur des objectifs poursuivis par l’Organic Centre, à Rossinver, toujours dans le comté de Leitrim. S’étendant sur plus de 2023 hectares, cet espace ouvert au public, bénéficiant de subventions publiques et privées, se consacre à la culture biologique, la permaculture, l’horticulture, la conservation de graines, etc. «Le centre, basé sur un modèle communautaire, a été pensé il y a 25 ans par des visionnaires», explique James White, coordinateur de projets, arpentant ce vaste jardin où croissent, exubérants, légumes, fleurs et arbres fruitiers dans un sol pourtant réputé «parmi les pires de l’île». Outre l’approvisionnement de partenaires locaux, l’organisation de visites et des possibilités de restauration sur place, le lieu remplit une mission formatrice et sociale. «Chaque année, nous accueillons une quinzaine d’étudiants provenant de différentes régions du monde, désireux de renouer avec une agriculture respectueuse de la terre. La structure ouvre également ses portes à des personnes handicapées et d’autres en rupture, accueille des classes d’élèves et propose une série de cours et d’ateliers relatifs à l’environnement», poursuit l’homme de 45 ans, qui a récemment rejoint l’équipe comptant une dizaine de personnes et de nombreux volontaires. «J’ai répondu à un besoin profondément enraciné en moi», confie cet ancien employé d’un laboratoire médical qui, après des études en botanique, marche dans les traces familiales. «Mon grand-père était jardinier, mon père aussi. Il est mort à 91 ans. Il n’utilisait pas de produits chimiques. Nous devons arrêter d’empoisonner le sol. Recourir à des nutriments naturels. Et conscientiser les générations suivantes.»

Falaises.
Les falaises de Slieve League figurent parmi les plus hautes d’Europe, culminant à 600 mètres. © Sonya Mermoud

 

A force de mollets

Après les «terres secrètes» d’Irlande, cap sur les vertigineuses falaises de Slieve League, surplombant l’océan Atlantique à plus de 600 mètres, dans le comté de Donegal. Une destination que l’on rejoint en empruntant un tronçon de la Wild Atlantic Way. Cette voie côtière, la plus longue du monde avec ses 2500 kilomètres, épouse le pourtour ouest de l’île. Au terme d’une route serpentant le long du littoral bordé de pâturages d’un vert fluorescent dévalant sur la mer, c’est à force de mollets que l’on atteint le sommet des crêtes. Une montée tonique, chahutée par un vent à décorner un bœuf, au milieu de la bruyère et des fougères, des moutons accrochés à leur carré d’herbe. Un puissant bol d’oxygène et un panorama majestueux à la clé...

Sur le trajet menant à la ville portuaire de Sligo, capitale du comté homonyme, le Ben Bulben surprend le regard. Un mont en forme de table, aux flancs plissés comme un drapé. La montagne iconique et la région sont indissociables du nom des frères Yeats. Le poète et dramaturge William Butler et Jack, son frère peintre, ont trouvé dans cette contrée où ils ont passé une partie de leur enfance une large source d’inspiration, nourrie par ses paysages mélancoliques, ses monuments mégalithiques, ses mythes et ses légendes.

Moutons.
L’île compte, dit-on, plus de moutons que d’habitants. © Sonya Mermoud

 

En bateau avec le poète

La minuscule île d’Innisfree a notamment été rendue fameuse par l’écrivain. Un confetti inhabité sur le lac de Gill aux rives boisées où somnole, solitaire, le château de Parkle datant du XVIIe siècle. Glissant sur ses eaux calmes, refuge d’espèces protégées de lamproies, de saumons de l'Atlantique et de loutres, un bateau de croisière rend hommage au poète, son capitaine déclamant quelques-uns de ses vers. L’homme de plume, Prix Nobel de littérature en 1923, repose au pied de l’austère église de Drumcliff, non loin du Ben Bulben, comme il le souhaitait, sa dépouille ayant été transférée de France. A l’entrée du cimetière, une ancienne croix celtique du IXe siècle rappelle, à l’instar de nombreux autres témoins de pierre, le passé druidique de l’île.

Arrivée à Sligo, une cité décontractée de quelque 20000 habitants, traversée par la rivière Garavogue. Entre ses restaurants gourmands valorisant des produits du terroir et la chaleur de ses pubs traditionnels, la localité permet encore de prendre le pouls de ce coin de pays. Qui, outre son charme au naturel, doit encore son attrait à la sociabilité de ses habitants. Une convivialité rencontrée tout au long du voyage faisant écho à la formule gaélique répandue: Céad mile fáilte ou «Cent mille fois bienvenue»...

Un château.
Le château de Parkle, datant du XVIIe siècle, sur les rives du lac de Gill. Une nature qui a largement inspiré le poète Yeats. © Sonya Mermoud

Informations supplémentaires sur ireland.com

Dans l’enfer de la mine

Exploitée dès les années 1700 jusqu’en 1990, la mine irlandaise d’Arigna, dans le comté de Roscommon, a été transformée en musée. Voyage dans les entrailles de la terre avec un ancien mineur, à la découverte des terribles conditions de travail des gueules noires

Un boyau équipé de rames où circulaient les berlines remplies de charbon.
Un boyau équipé de rames où circulaient les berlines remplies de charbon. © Sonya Mermoud

 

Au seuil de la mine, au-dessus de la voûte, une Vierge veille sur les lieux. Et, à l’entrée, illuminée par une lampe, l’image du Sacré-Cœur de Jésus a vocation d’oratoire. «Les ouvriers s’y arrêtaient pour prier et solliciter protection et sécurité avant de pénétrer dans la galerie.» Ancien mineur appartenant à la quatrième génération de gueules noires dans sa famille, Michael Early entame la visite du site d’Arigna, exploité dès les années 1700 jusqu’en 1990. Casque de chantier vissé sur la tête, comme les participants, il évoque, tout au long du parcours les conditions de travail extrêmes qui prévalaient dans ce microcosme souterrain, avec ses règles, ses codes, son vocabulaire spécifique. Son récit embrasse différentes époques où se mêlent à l’Histoire ses souvenirs personnels. L’homme de 56 ans, teint pâle et visage marqué, a travaillé neuf années durant, de 1981 à 1990, à l’exploitation du minerai aux côtés de 400 à 500 employés. «J’ai été engagé à l’âge de 15 ans», précise-t-il, progressant dans la galerie de roulage ou galerie principale. Cette voie était toujours droite afin de faciliter la pose de rails sur lesquels circulaient les berlines, d’abord en bois, puis en acier, remplies de charbon. Elle mesurait autrefois 1,8 mètre de haut sur 3 mètres de large. Soutenu par des troncs de bois remplacés aujourd’hui par des arches métalliques, ce tunnel a été rehaussé et l’ensemble de la mine éclairé. Un des seuls changements notables, avec le damage du sol, concédé au lieu afin de l’adapter à sa nouvelle fonction.

Portrait de Michael Early.
«A mon époque, comparé aux conditions antérieures, c’était un hôtel», image Michael Early qui a travaillé neuf ans à la mine d’Arigna, de 1981 jusqu’à sa fermeture. © Sonya Mermoud

 

Allongés dans l’humidité

Tout au long de ce voyage dans le temps et dans les entrailles de la terre, Michael Early explique le fonctionnement de la mine. Il détaille ses ramifications principales et secondaires, ses sombres boyaux et ses puits d’aération à l’efficacité relative, l’organisation des tâches, entre les équipes de nuit et celles de jour. Les premières avaient pour mission de forer les tunnels à coup d’explosifs au fur et à mesure de la progression de l’extraction et de les équiper de voies ferrées; les secondes s’attelaient à la collecte du charbon à proprement parler. Dans ce cas, les ouvriers travaillaient toujours en binôme. Le piqueur consolidait la voûte et concassait la roche à l’aide d’un marteau-piqueur – autrefois une pioche. Son acolyte, le herscheur, chargeait le minerai dans un wagon. «Nous en remplissions trente quotidiennement, soit dix tonnes de charbon par jour à deux. Pour ne pas perdre de temps –il fallait marcher plus de trois kilomètres pour atteindre son poste de travail – nous prenions notre repas dans la mine, emportant sandwich et thé froid», poursuit Michael Early, précisant que les travailleurs devaient acheter leurs propres outils et leurs équipements, «afin que leur entretien ne soit pas négligé». Les trous devaient ensuite être rebouchés avec des déblais au risque que la montagne ne s’effondre... On retiendra en particulier de ces explications parfois difficiles à suivre, entre vocabulaire technique et un accent prononcé, la pénibilité du labeur, le bruit assourdissant des explosions, l’air irrespirable... Et surtout, les contraintes auxquelles étaient soumis les mineurs obligés de travailler allongés sur le côté, rampant dans la roche, taillant des veines de charbon faisant rarement plus de 50 cm de hauteur. A l’inconfortable de la position s’ajoutaient l’humidité due aux infiltrations d’eau, la poussière, l’obscurité trouée par la lueur de lampes à carbure avant qu’elles ne soient détrônées par celles électriques. Une scène reconstituée à l’aide d’un mannequin couché dans une de ces tranchées permet de prendre toute la mesure de la dureté de la tâche.

Photo d'archives avec des mineurs.
Au temps où la minet était en activité, peu avant sa fermeture. © Derek Speirs/Arigna Mining Experience

 

Les femmes, des héroïnes

«Les conditions étaient mauvaises, le travail difficile et dangereux, mais nous touchions un bon salaire. On était jeune, on s’adaptait. Et puis, comparé à jadis, j’étais chanceux avec ma lampe frontale. A mon époque, c’était un hôtel», relativise le guide, mentionnant encore la réaction, vers la fin des années 1950, des employés à la suite de l’introduction d’une haveuse provenant d’Ecosse. «Ils la voyaient comme de la concurrence et craignaient pour leur job. Mais cette machine, comparée à d’autres bien plus grandes et performantes, n’a pas menacé les emplois. Après son passage, le charbon était encore extrait manuellement au pic ou au marteau-piqueur.»

La durée du travail et des rémunérations auront aussi généré deux grèves, en 1969 et 1978, avant que Michael Early n’y travaille. Favorable au syndicat, le cinquantenaire reste toutefois évasif sur le sujet, estimant «qu’il y avait du bon des deux côtés, aussi patronal». Et puis, temporise-t-il, il n’y avait pas beaucoup de possibilités d’embauche dans la région... Le guide, qui travaillait aussi durant son temps libre dans la ferme familiale, préfère insister sur la camaraderie qui liait les mineurs et l’image positive dont ils bénéficiaient. Non sans souligner le mérite des épouses et des mères qui se chargeaient de nettoyer vêtements et maisons. «Les vraies héroïnes, c’étaient les femmes.»

Image du Sacré-Coeur de Jésus à l'entrée de la mine.
Les ouvriers s’arrêtaient devant l’image du Sacré-Cœur de Jésus, à l’entrée de la mine, pour solliciter sa protection. © Sonya Mermoud

 

Glaçant...

La question de la santé et de la sécurité dans la mine, entre coups de grisou, accidents avec les machines, inhalation de poussières, etc., alimente encore la discussion. «Heureusement, il n’y a eu que peu d’accidents mortels, plutôt des blessures avec les machines. En revanche, nombre d’ouvriers ont contracté des maladies professionnelles comme la silicose.»

La visite se termine par une démonstration glaçante: Michael Early déclenche, lumières éteintes, une explosion fictive... Et avec elle l’envie de prendre ses jambes à son cou pour retrouver l’air libre. Cette immersion passionnante est encore complétée par une exposition audio-visuelle et des anciennes photos noir-blanc présentées à l’entrée du musée. Qui a poussé le réalisme jusque dans le choix de son bâtiment: l’édifice a été construit sur le modèle de terrils, ces collines artificielles formées par l’accumulation de résidus miniers...