Tour à tour mythifiée, diabolisée, interdite, puis réhabilitée, la Fée verte s’expose à la Maison de l’Absinthe à Môtiers, dans le Val-de-Travers. Visiter ce lieu, c’est s’imprégner d’une histoire aux fragrances exaltantes, à la fois douces et anisées, clandestines et sulfureuses...
Môtiers, tranquille bourgade de la commune du Val-de-Travers. Une dizaine de distilleries d’absinthe pour à peine 800 âmes. Ce matin-là, des effluves anisés parfument agréablement les ruelles de ce village, l’un des plus charmants du canton de Neuchâtel. A cinq minutes de la gare, les façades blanches de l’ancien Hôtel de District prennent le soleil. C’est dans cette élégante bâtisse du XVIIIe siècle que la Maison de l’Absinthe a pris ses quartiers en 2014.
Directeur de cette institution, dédiée toute entière à la Fée verte, Yann Klauser nous sert de guide. La visite démarre au deuxième étage par le visionnage d’un film d’une douzaine de minutes, aux images léchées. Immersion en douceur dans l’histoire à rebondissements de ce breuvage sulfureux et mythique qui a été célébré par moult peintres et poètes, de Baudelaire à Picasso, de Toulouse-Lautrec à Oscar Wilde, de Verlaine à Van Gogh.
Esthétique et moderne, la muséographie nous fait remonter le temps. Jusqu’aux premières mentions de l’absinthe dans la Bible. La salle où l’on se trouve ressemble à une ancienne officine d’apothicaire pour rappeler que cette plante – l’Artemisia absinthium – était connue depuis l’Antiquité pour ses vertus médicinales. Elle aurait le pouvoir de soigner entre autres maux d’estomac, goutte, fièvre, règles douloureuses et… morsures de musaraigne.
La boisson apéritive, elle, est née durant le dernier tiers du XVIIIe siècle, du côté de Couvet, une localité voisine de Môtiers. Experts et historiens s’accordent aujourd’hui pour attribuer la paternité de cette invention à la mère Henriod, une herboriste connue pour ses élixirs. Et non pas à un certain Docteur Ordinaire comme on l’a longtemps pensé. En fait, cette demoiselle a été la première à distiller de l’absinthe. Elle n’imaginait pas alors le succès qu’allait connaître sa troublante liqueur…
L’Heure Verte
Changement de décor. Nous voilà propulsés dans un bistrot parisien de la Belle-Epoque. Chaque jour après le travail, c’est l’Heure Verte! Entre cinq et sept, artistes, bourgeois, ouvriers et artisans boivent de l’absinthe. Même les femmes s’adonnent à ce rituel chic et pas cher! En France, au tournant du siècle, 36 millions de litres de cet alcool sont bus chaque année.
La réussite est au rendez-vous. L’absinthe s’exporte désormais aux quatre coins du monde comme en témoigne cette bouteille du Val-de-Travers mise en vitrine après avoir été retrouvée dans l’épave du Marie-Thérèse, navire qui avait sombré en 1872 au large de Jakarta. Mais beaucoup voient cette réussite d’un mauvais œil et vont former des alliances, parfois contre-nature, pour faire couler ce spiritueux.
Ligues d’abstinence, Eglises, vignerons, brasseurs de bière, distillateurs de schnaps et même partis de gauche (qui s’inquiètent pour la santé des travailleurs) accusent la «muse aux yeux verts» de tous les maux. Il faut dire que l’alcool fait des ravages à cette époque. Et que l’absinthe n’est pas baptisée «poison du peuple» ou «morphine des gueux» pour rien. Pas tant à cause de l’une de ses substances actives – la thuyone – qui rendrait fou, mais plutôt en raison de sa qualité souvent douteuse, de son prix très bas et de la consommation de masse qui en résultait.
Cette association de détracteurs se saisit d’un fait divers sordide, qui s’est déroulé dans la paisible commune vaudoise de Commugny le 28 août 1905, pour asséner le coup de grâce à la Fée. Ce soir-là, un ouvrier vigneron arme son fusil et tue son épouse enceinte et leurs deux fillettes. Il était sous l’emprise de l’alcool (2 verres de bleue et plus de... 5 litres de vin). Surfant sur l’émotion que suscite ce drame, le mouvement antialcoolique lance une initiative populaire visant à interdire l’absinthe en Suisse. Elle est acceptée et la loi entre en vigueur le 7 octobre 1910 à minuit.
Le temps de la prohibition
A la même date, au Val-de-Travers, les bouilleurs de cru entrent en résistance. Ils bricolent des alambics, concoctent leurs élixirs en catimini, mettent sur pied des réseaux pour distribuer et vendre leurs flacons sous le manteau. On estime à près de 300 le nombre de ces distillatrices et distillateurs fantômes. Pour une production annuelle avoisinant les 35000 litres d’absinthe.
A la suite de notre guide, nous pénétrons dans l’authentique ancien bureau du juge, qui sert désormais à évoquer ce temps de la prohibition. «Durant cette période, la Régie fédérale des alcools, les autorités, la police et la justice ont fait preuve de beaucoup de complaisance à l’égard des clandestins, précise Yann Klauser. Ces derniers bénéficiaient vraiment d’une grande tolérance sociale.» Il y a quand même eu des perquisitions, des amendes (dont quelques-unes très, très salées!), du matériel saisi et détruit, mais cela n’a fait que contribuer encore à la légende de ces sympathiques hors-la-loi.
Ce jeu des gendarmes et de ces francs-tireurs dure jusqu’en 2005, année de la légalisation de la bleue. Les résistants peinent alors à sortir du bois. Ils craignent que leur breuvage s’industrialise et se standardise, perde son âme et son statut de mythe. «C’est vrai qu’on a perdu le goût de l’interdit, mais on a gagné en diversité et en authenticité. Aujourd’hui, au Val-de-Travers, la trentaine de distilleries artisanales existantes produisent environ 130 absinthes différentes. Cette variété est tout bonnement phénoménale», constate notre interlocuteur.
Pour nous en convaincre, et après un détour obligé et instructif par le laboratoire et le jardin consacrés aux plantes entrant dans la composition de ce breuvage et à sa fabrication, Yann Klauser nous invite à passer au bar du musée pour une dégustation. Quand on lui demande s’il y a encore quelques irréductibles bouilleurs de cru clandestins dans le Vallon, sa réponse sibylline – «Ça se pourrait» – s’avère aussi trouble que le contenu du verre qu’il vient de nous servir...
Secrets d’alcôve
Visible jusqu’à la fin de l’année, l’actuelle exposition temporaire de la Maison de l’Absinthe s’intitule «En eaux troubles». Interrogées et filmées, une vingtaine de personnalités témoignent, via de courtes vidéos projetées dans des alcôves, de leurs liens plus ou moins inavouables avec la boisson emblématique du Val-de-Travers.
Appelés tour à tour à la barre, un douanier retraité narre sa descente chez une vingtaine de clandestins, un droguiste admet avoir préparé des tonnes de mélanges d’herbes médicinales pour les bouilleurs de cru fantômes du Vallon, un installateur sanitaire reconnaît avoir fabriqué et entretenu des alambics sauvages, un ancien gendarme confesse avoir bu une bleue lors d’une perquisition chez la Malotte, une distillatrice renommée à l’époque de la prohibition…
«En recueillant ces témoignages et en les mettant en valeur, nous remplissons l’une des missions principales de notre institution, à savoir préserver le patrimoine immatériel de l’absinthe», explique Yann Klauser. Celui-ci s’est d’ailleurs aussi prêté au jeu via une anecdote où il raconte que son père commandait par téléphone 12 lapins et qu’il recevait un peu plus tard un carton contenant... 12 litres d’absinthe. Heureusement, il y a prescription!
Infos pratiques
Maison de l’Absinthe, Grand-Rue 10, Môtiers (NE).
Heures d’ouverture: du mardi au samedi, de 10h à 18h. Et le dimanche, de 10h à 17h. Visite guidée sur réservation.
Tarifs (sans dégustation): 12 francs adultes, 10 francs AVS, AI, apprentis et étudiants, 5 francs enfants dès 6 ans, 25 francs familles.
Plus d’informations sur: +41 (0)32 860 10 00 – info [at] maison-absinthe.ch (info[at]maison-absinthe[dot]ch) – maison-absinthe.ch