Pour aller plus loin: publiceye.ch
Quand la Suisse flirte avec les oligarques russes
Dans une enquête, Public Eye passe au crible 32 milliardaires russes proches du Kremlin, pour qui les avantages de la place économique suisse ont été un tremplin dans leurs affaires, parfois opaques
Après la chute de l’URSS au début des années 1990, la Suisse devient très rapidement une des bases arrière favorites de riches hommes d’affaires russes, ouvertement proches du pouvoir. Dans sa dernière enquête publiée début mai, intitulée Oligarques.ch, Public Eye dresse le portrait de 32 milliardaires russes, proches de Poutine, dont les fortunes ont été acquises dans des circonstances parfois troubles, et ce avec l’aide de la place économique helvétique. En effet, l’ONG montre comment ces oligarques ont eu recours aux avantages de cette dernière, comme «une industrie offshore de pointe pour créer des sociétés écrans, un secteur du négoce de matières premières très lucratif et qui échappe à la régulation, des lacunes dans la lutte contre le blanchiment d’argent et l’opacité financière qui permettent aux avocats de mettre en place des structures pour dissimuler des fonds, en échappant à tout devoir de diligence». Et Public Eye d’ajouter que la plupart de ces oligarques ont des participations dans des sociétés avec siège social ou antenne commerciale en Suisse, entretiennent des relations de longue date avec la place financière helvétique ou possèdent de luxueuses propriétés dans notre pays.
Parmi ces 32 oligarques, on retrouve le magnat de l’aluminium Oleg Deripaska; l’ancien propriétaire du club de foot de Chelsea, Roman Abramovitch; ou encore le richissime député de la Douma Andreï Skoch. Inconnus chez nous, on peut également citer le baron de l’acier Vladimir Lissine ou les magnats du rail Iskander Makhmudov et Andreï Bokarev. Bon nombre d’entre eux sont dans le classement Forbes des 40 plus grosses fortunes de Russie, et beaucoup figurent par ailleurs sur les listes des sanctions internationales, mais pas tous! «Selon Forbes, la fortune totale de cette oligarchie éprise de la Suisse s’élevait, en 2021, à quelque 293 milliards de francs.»
Force de dissuasion
Durant la session spéciale du Conseil national de mai, Public Eye a transformé les 32 portraits d’oligarques en jeu de cartes, avec Poutine en guise de joker, et l’a envoyé à l’ensemble des parlementaires suisses afin de leur demander de «jouer la bonne carte face à la guerre d’agression russe et de s’engager pour une extension des sanctions à l’importation et au commerce de pétrole et de gaz russes».
En effet, bien que la Suisse ait suivi le mouvement des sanctions internationales, Public Eye assure qu’à ce jour, seulement 7,5 milliards de francs d’actifs russes ont été saisis en Suisse, dont quelques propriétés de luxe. «C’est peu, en comparaison des estimations fournies par l’Association suisse des banquiers (ASB), qui parle de 150 à 200 milliards de francs déposés dans les établissements helvétiques.» De même, le flou règne quant à savoir qui des cantons ou du Secrétariat d’Etat à l’Economie doit prendre l’initiative du blocage des avoirs...
L’ONG a d’autres revendications, comme la création d’une taskforce «afin d’identifier les valeurs patrimoniales des oligarques sanctionnés et collaborer avec des partenaires internationaux». Enfin, elle exige que l’obligation d’informer, prévue par la loi sur les embargos, soit également appliquée aux avocats-conseils et soit renforcée en conséquence.
Le but est toujours le même: traquer les biens des oligarques, «dans l’espoir d’assécher la machine de guerre de Poutine et de susciter des oppositions au sein de l’élite russe»… Mais la traque s’annonce difficile, conclut Public Eye dans son enquête. «Dotés de moyens colossaux, les oligarques sont passés maîtres dans l’art de dissimuler leur fortune, qu’il s’agisse de limiter les dégâts lors d’un divorce coûteux ou d’échapper à la justice et aux sanctions. Ils peuvent compter sur l’aide précieuse des avocats, des fiduciaires et des banques, qui mettent à disposition des trusts ou des montages de sociétés offshore bien plus complexes que des poupées russes. La Suisse offre les meilleurs “facilitateurs” de la corruption, alliant compétence et discrétion.»