Réinventer le travail pour sauver la planète
Concilier plein emploi et travail décent avec développement durable, c’est possible, mais seulement si tout le monde s’y met. Compte rendu d’un débat organisé pour le centenaire de l’OIT
C’est le directeur général de l’OIT, Guy Ryder, qui a ouvert le bal: «Nous faisons face à de nouveaux défis, et le réchauffement climatique en fait partie. Si la situation est dramatique, la bonne nouvelle, c’est qu’on a accepté que changer la donne relevait de la responsabilité de tous.» Ce soir-là, le constat de l’urgence climatique est partagé par les milieux scientifique, politique, syndical et patronal. Plus généralement, en Suisse, les sondages montrent que le travail et le climat sont au cœur des préoccupations des citoyens. Guy Ryder appelle à une convergence des gouvernements, des partenaires sociaux et des efforts individuels, sans quoi, ce défi ne pourra être relevé. «Nous devons agir tous ensemble et rapidement, le temps n’est pas en notre faveur...»
En effet, les catastrophes naturelles augmentent en fréquence et en intensité, même si tous les pays ne sont pas touchés au même degré. L’arc lémanique, lui, n’est pas épargné. «Il faut s’attendre à une hausse des températures de plus de 2 degrés à Genève», confirme Sophie Swaton, philosophe et économiste. Selon elle, 42 degrés est une température qui va bientôt devenir la coutume, tout comme l’augmentation des inondations et l’érosion alpine, compromettant à terme la pratique du ski dans nos montagnes. «Quand on sait qu’à plus de 40 degrés le processus de photosynthèse des plantes s’arrête, le constat est très alarmant, notamment d’un point de vue alimentaire.»
Temps perdu
Pour Mauro Poggia, conseiller d’Etat genevois en charge de la Sécurité, de l’Emploi et de la Santé, il n’y a que les malhonnêtes qui nient le réchauffement climatique. «Nous avons perdu suffisamment de temps!» Les défis de son département sont de taille. «Sur le plan sécuritaire, les inondations allant en s’amplifiant, nous allons devoir mettre en place des plans plus structurés pour protéger la population.» Côté sanitaire, l’arrivée du moustique tigre à Genève sera un autre défi, comme l’intensification des plans canicules. «Les emplois d’aujourd’hui ne sont pas ceux de demain, poursuit le ministre. La formation et la conversion professionnelles sont au cœur du débat, tout comme la manière de se rendre au travail. Le Léman Express est, dans ce cadre, une alternative à saisir, mais il faut aussi favoriser au maximum la proximité entre lieu de vie et emploi.» Et d’insister: «Il faut avancer ensemble», même s’il encourage Genève à être pionnier du changement en Suisse.
Umberto Bandiera, en charge des affaires internationales pour le syndicat Unia, rappelle l’impact de ces changements climatiques sur les travailleurs et appelle au dialogue social: «La hausse des phénomènes de canicules et de précipitations touche les employés de la construction, du transport ou encore de la restauration. Hélas, toutes les entreprises ne jouent pas le jeu: poser du goudron quand il fait plus de 40 degrés, ce n’est plus possible! C’est pourquoi nous devons mettre en place des changements immédiats pour une meilleure protection de la santé des travailleurs, comme l’entrée en vigueur d’une assurance intempéries.»
Olivier Sandoz, directeur général adjoint de la Fédération des entreprises romandes (FER), appelle les sociétés à une prise de conscience: «Notre rôle est de sensibiliser ces dernières, les accompagner. Nous offrons à toutes nos entreprises membres la possibilité de faire leur bilan en matière d’énergie et de responsabilité sociale.» Cela dit, nuance-t-il, 95% des sociétés sont des PME, «ont la tête dans le guidon» et pensent principalement à «assurer leur pérennité». «Elles se sentent un peu seules dans cette transition.»
Tout repenser?
Il est clair que le réchauffement climatique est directement causé par l’activité humaine, elle-même étroitement liée au travail. L’enrayer implique donc une grande réflexion sur l’avenir du travail et une révision de la société en profondeur. D’ici à 2030, la transition énergétique pourrait générer 24 millions de postes de travail. Comment repenser l’ensemble de l’emploi? Comment favoriser les emplois verts? Comment décarboner notre économie, sachant qu’elle dépend à 80% de l’énergie fossile? «Il ne faut pas se contenter de recycler, de remplacer ou d’inventer des technologies permettant de capter le CO2 que nous émettons mais réfléchir sur l’ensemble de la chaîne de production», insiste Sophie Swaton. «Nous devons réorienter notre économie sur ces emplois qui deviendront rémunérateurs», pense Mauro Poggia, qui évoque la piste de la géothermie pour chauffer Genève autrement ou encore des travaux en cours afin de baisser les émissions de CO2 et de particules fines. «La taxe sur le principe du pollueur-payeur est aussi une alternative.»
Pour le représentant des patrons, il faut envisager le problème dans sa globalité. «Ne changeons pas complètement un modèle qui a su faire ses preuves. D’autres enjeux doivent être considérés, comme la digitalisation du monde du travail, difficile à gérer pour les PME.» Le débat s’engage. «Le modèle capitaliste est un modèle catastrophique qu’il faut remettre en question, contre Umberto Bandiera. Nous devons permettre aux jeunes d’avoir un réel horizon.» Le syndicaliste salue cependant le partenariat social genevois, qui a permis de voir naître l’Inspection paritaire des entreprises mais aussi la charte éthique visant à rediriger les investissements des caisses de pension vers des fonds durables.
Même constat pour Sophie Swaton: «La croissance a porté ses fruits, mais aussi son lot de misères. Les solutions doivent venir de toutes parts: il faut travailler avec les acteurs sur le terrain, même à toute petite échelle, c’est cela qui marche.»
Rôle de l’OIT
La mobilisation des jeunes pour le climat, notamment à travers Greta Thunberg, a été un accélérateur de prise de conscience pour le grand public, d’après Mauro Poggia: «Les entreprises doivent aussi avoir cette prise de conscience. Ces manifestations dans le monde entier sont révélatrices de la volonté de faire changer les mentalités. Cela montre aussi que le système éducatif a su porter ses fruits. Les jeunes méritent qu’on s’investisse.»
Guy Ryder tient à conclure: «Changer le monde du travail pour lutter contre le réchauffement climatique, c’est une responsabilité que l’OIT est prête à assumer. Le défi accepté est international, mais la Suisse ne doit pas attendre que les autres pays agissent.» L’objectif est d’arriver à de grands accords globaux, mais ce n’est pas toujours chose facile... «Le dialogue est essentiel pour aller de l’avant et entamer une transition juste: il faut agir en faveur de l’écologie, certes, mais ne pas oublier l’emploi et la justice sociale!»