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Rendez-vous sur les lieux du crime

sit-in des participants à la rencontre internationale à Barcelone
© DR

Les représentants des organisations des victimes assistant à la Rencontre internationale ont manifesté au cœur de Barcelone.

Cerdanyola (Barcelone), jadis siège de la plus grande fabrique d’amiante d’Europe, a accueilli la première rencontre internationale des victimes. Reportage dans une cité dévastée

Nous sommes à Cerdanyola del Vallès, ville de presque 60000 habitants située à la périphérie de la capitale catalane. En plus d’héberger le siège de l’UAB (Université autonome de Barcelone) avec plus de 30000 étudiants sur son campus, Cerdanyola est surtout connue pour la présence de la plus grande usine espagnole d’Uralita, multinationale du fibrociment qui, au cours de son activité entre 1910 et 1997, a semé la mort et la douleur et provoqué un désastre environnemental d’une ampleur incalculable. Ce n’est donc pas un hasard si cette commune a accueilli, avec une réception officielle, la première Rencontre internationale des victimes de l’amiante, organisée en Catalogne du 4 au 6 octobre, avec la participation d’une centaine de délégués issus de nombreux pays.

La rencontre avait pour promoteurs l’association catalane des victimes de l’amiante (Avaac) et le Colectivo Ronda, coopérative d’avocats fondée en 1972 et qui, forte de plus de 100 professionnels, défend depuis lors la cause des victimes de l’amiante dans toute l’Espagne (avec des résultats tangibles, voir article ci-contre), visant plus généralement à «faire du droit un instrument de transformation sociale et de résolution des préoccupations des gens et de la société», pour construire un «monde plus solidaire». D’où son «lien étroit depuis plus de 40 ans» avec Cerdanyola et la localité voisine de Ripollet, qui toutes deux «ont terriblement souffert et souffrent encore de l’amiante», souligne l’avocat Raquel Lafuente, dénonçant «les ambitions économiques des entreprises qui, en produisant ce matériau, ont abouti à tant de morts et de douleur». «Une tragédie qui aurait pu être évitée, car on connaissait dès les années 1940 les effets négatifs de l’amiante, qu’on a malgré tout continué d’utiliser pendant des décennies. Et aujourd’hui, alors que ces entreprises n’ont jamais demandé pardon, elles doivent rendre des comptes pour les dommages volontairement causés.» «Avec notre lutte, conclut l’avocat du collectif, nous voulons faire en sorte que l’impunité cesse, et qu’on n’oublie pas ce qui s’est passé.»

Nouvelle vague de décès

Selon les informations et les témoignages que nous avons pu recueillir, la situation de Cerdanyola et de Ripollet semble plus dramatique encore qu’à Casale Monferrato (province d’Alessandria), dans l’entreprise suisse Eternit. Véritable «point noir» sur la carte espagnole de l’amiante, les signes de l’activité industrielle de l’entreprise Uralita (qui employait plus de 3000 ouvriers au plus fort de son activité) sont omniprésents. La plus grande fabrique de fibrociment d’Europe, aujourd’hui à l’état d’abandon, se situe en bordure de voie ferrée à quelques dizaines de mètres du centre de Cerdanyola. Or, la dispersion directe des poussières a provoqué des dommages environnementaux dans un rayon d’au moins deux kilomètres, soit dans la majeure partie de la zone habitée des deux villes. Ce n’est pas tout: cette proximité a favorisé un usage immodéré de l’amiante pour la construction des routes et des édifices tant privés que publics (écoles et installations sportives en particulier). «Sous nos pieds, il y a de l’amiante, parce que les déchets de fabrication servaient à réaliser le revêtement des routes, des sentiers et allées, qu’on a ensuite simplement goudronnés», raconte un fonctionnaire communal.

«Cette situation provoquera une nouvelle vague de décès, après celle en cours parmi les anciens travailleurs et les voisins de la fabrique», prévient le docteur Josep Tarrés, pneumologue et expert mondialement connu des maladies liées à l’amiante, qui a documenté en 30 ans près de 2000 cas dans la seule zone de Cerdanyola et de Ripollet. «Le fibrociment a une durée de vie moyenne de 35 ans. Puis sa force de cohésion diminue, et les microfibres d’amiante se répandent sous l’effet du vent, de la pluie et de la grêle. Chaque fibre se décompose en millions d’autres fibres, qui pénètrent dans le moindre recoin des poumons, provoquant des maladies comme l’asbestose, les plaques pleurales, le mésothéliome, le cancer du poumon ou d’autres organes (même 30 ou 40 ans après l’exposition)», explique le docteur Tarrés à une assistance formée de délégués internationaux, mais aussi de nombreux habitants de Cerdanyola et de Ripollet. Tous ces gens sont venus à la fois pour témoigner de la situation, car le «mal d’Uralita» (comme on l’appelle ici), ils le portent dans leur corps et dans leur âme, et pour manifester leur colère face à une usine maudite et aux personnes lui ayant permis de sévir pendant près de 90 ans.

Les critiques n’épargnent pas les jeunes maires des deux villes (issus tous deux de la gauche radicale et à la tête d’une majorité rose-verte et indépendantiste recueillant près de 60% des suffrages!), alors même qu’ils n’ont évidemment aucune responsabilité au-delà de leur fonction institutionnelle.

«La société Uralita a commis un véritable génocide social, moral et environnemental», souligne José Maria Osuna, maire de Ripollet qui, comme son homologue de Cerdanyola, Carles Escolà, est confronté non seulement à un lourd préjudice social, mais aussi à de gigantesques travaux d’assainissement qui ne font que commencer. «La ville a une dette historique à l’égard des victimes de l’amiante, et fera tout pour que Cerdanyola devienne un lieu sans amiante, après avoir démantelé le site de la fabrique Uralita», promet le maire «à toutes les personnes qui souffrent aujourd’hui ainsi qu’aux générations futures».

Modèle d’affaires d’Eternit

Ce bref voyage à Cerdanyola confirme que l’industrie du fibrociment a partout opéré selon le «modèle Eternit», qui repose sur la maximisation des profits, sur le mépris complet de la santé et de la vie des travailleurs et des habitants, sur le mensonge, la désinformation et la dissimulation de la vérité. Même si la fabrique espagnole n’a que brièvement appartenu au groupe suisse au cours des années 1930, sous le nom de Manufactures Eternit SA (avant de passer aux mains d’un proche du dictateur Franco), les liens avec la multinationale helvétique ont été maintenus pendant des décennies. Notamment dans le cadre du cartel européen des producteurs de fibrociment, créé en 1929 à Zurich et qui a poursuivi ses activités jusque dans les années 1990: il avait pour but le contrôle des prix, la coordination des exportations, la conclusion d’accords d’approvisionnement en matières premières et, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’échange d’informations sur les dommages à la santé dus à l’amiante mais aussi la désinformation scientifique. Sur le plan strictement technique également, une collaboration était en place, comme le confirme le récit d’un ex-employé d’Eternit à Casale Monferrato (ayant témoigné au procès historique de Turin contre Stephan Schmidheiny) qui, dans les années 1970, avait été invité à réparer une machine d’Uralita à Cerdanyola, entreprise «concurrente mais pas trop».

Articles parus le 19 octobre 2018 dans Area, traduction de Sylvain Bauhofer

 

Dans les méandres de la justice

Témoignages et revendications des délégués. La France montre l’exemple

La justice, de la reconnaissance pour quiconque a souffert, souffre actuellement ou souffrira encore à cause de l’amiante, l’assainissement du territoire et des travaux de recherche médicale. Voilà les revendications communes aux organisations de victimes présentes au sit-in organisé samedi 6 octobre au cœur de Barcelone (non loin du siège du gouvernement autonome de Catalogne), en marge de la rencontre internationale à laquelle ont participé des délégations venues des divers pays (Belgique, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon) et de toute l’Espagne.

Une telle manifestation est propice pour échanger des expériences et des informations, pour approfondir les relations et pour créer de solides liens de solidarité et de collaboration entre les diverses réalités vécues. Afin de donner force à la «multinationale des victimes», pour reprendre les termes de Bruno Pesce, leader historique des batailles syndicales et civiles contre l’amiante et contre la société Eternit à Casale Monferrato (où il y a déjà eu plus de 2300 morts).

Parmi les nombreuses questions abordées la veille, pendant la rencontre organisée par le Colectivo Ronda à Argentona (à 40 km de Barcelone) dans une maison de campagne lui appartenant, l’une dominait, à savoir la reconnaissance des maladies et l’indemnisation des victimes et de leurs proches. Le problème s’est récemment posé dans la plupart des pays. La discussion est partie d’Espagne, où la reconnaissance des maladies liées à l’amiante reste problématique et où les victimes sont contraintes à d’épuisantes batailles judiciaires. Le principe de la création d’un fonds d’indemnisation a beau avoir été approuvé il y a un an par le Congrès des députés, les choses en sont restées là, déplore le président de l’Avaac, Benedicto Martino, pointant du doigt «les entreprises qui persistent à décliner toute responsabilité».

L’Italie, seul pays où, malgré mille difficultés, des procédures pénales sont en cours contre les responsables (à l’heure actuelle, quatre ont été lancées contre Stephan Schmidheiny, dernier patron d’Eternit), dispose déjà d’un fonds. Les indemnités sont toutefois dérisoires et, faute d’attention suffisante de la part des gouvernements, les nécessaires couvertures financières manquent régulièrement. Les délégués ont jugé intéressant le modèle de fonds créé l’année dernière en Suisse, même s’il a pour défaut de réserver les indemnités aux cas de mésothéliome survenus après 2006. «Ce n’est pas suffisant, mais une telle solution va dans la bonne direction et pourrait faire école dans les pays où rien n’est encore prévu», commente un délégué français. La France constitue d’ailleurs un modèle à suivre: elle possède le meilleur système d’indemnisation du monde avec le FIVA, fonds créé en 2000, ouvert aux personnes souffrant d’une maladie liée à l’amiante (des plaques pleurales au mésothéliome et au cancer du poumon), ou à leurs héritiers jusqu’à la troisième génération. En plus, elle dispose d’un système de retraite anticipée destiné aux personnes exposées à l’amiante, dont ont déjà bénéficié plus de 420000 personnes: à partir de 50 ans, la retraite est avancée d’un an pour trois années d’exposition. Il va de soi que l’accès aux prestations (contrairement à ce que prévoient les pays disposant d’instruments similaires) n’exclut pas la possibilité d’agir en parallèle par la voie judiciaire contre les responsables. La Belgique aussi fait bonne figure: un fonds d’indemnisation y a été créé en 2007, même s’il ne couvre pas toutes les maladies et si ses bénéficiaires doivent renoncer à toute action en justice. «Le monde politique a voulu protéger les coupables», déplore le président de l’association Abeva Eric Jonckheere, fils d’un ingénieur ayant travaillé chez Eternit et mort du mésothéliome, comme d’ailleurs sa mère et deux de ses frères. «Nous habitions à quelques centaines de mètres de la fabrique», rappelle Jonckheere qui, l’année dernière, a obtenu au tribunal la première condamnation historique d’Eternit à la suite du décès de son père.

A l’exception de ces deux pays, la situation laisse à désirer un peu partout et, ces prochains mois, il nous faudra encore descendre dans la rue pour rappeler que «les victimes de l’amiante ont un nom et un prénom, tout comme les responsables de leur mort». CC

 

Millions de francs d’indemnités dus aux voisins de la fabrique

Des signaux encourageants viennent des tribunaux espagnols, sur le front de la justice que les victimes de l’amiante réclament de tous côtés. Les derniers en date étant deux décisions qui, pour la première fois, condamnent une entreprise de fibrociment à des indemnités se chiffrant en millions, pour les dommages causés aux personnes ayant vécu à proximité de la fabrique et donc exposées à un risque environnemental accru. Ces condamnations, fruit des procès menés par les avocats du Colectivo Ronda, sont considérées comme «pionnières» et «de portée historique».

En Espagne, les nombreuses décisions rendues par la justice ont précisé la marche à suivre pour les victimes d’exposition à l’amiante sur leur lieu de travail, montrant comment Uralita et d’autres entreprises semblables n’ont adopté aucune mesure de protection de la santé, alors même que la dangerosité de l’amiante était bien connue. La bataille s’annonce plus compliquée pour leurs proches (personnes faisant partie du même ménage) et pour les habitants des environs, exposés à l’amiante sans avoir jamais mis un pied dans la fabrique.

Victimes de l’exposition environnementale

Or, récemment, de grands pas en avant ont été accomplis, grâce notamment à deux causes remportées par le Colectivo Ronda. Le 18 septembre 2017 tout d’abord, un tribunal de première instance a condamné Uralita (qui continue de produire des matériaux de construction sous le nom de Coemac depuis 2015), à indemniser à hauteur de 1,7 million d’euros (1,95 million de francs) les héritiers de 14 habitants de Cerdanyola et de Ripollet ayant vécu à proximité de l’usine. La décision a été suivie d’une autre encore plus significative où en décembre 2017, le Tribunal provincial de Madrid a condamné (en deuxième instance) la même entreprise Uralita à indemniser, à hauteur de plus de 2 millions, 39 autres personnes pour le préjudice dû à l’exposition environnementale. Des dommages imputables à son «manque de diligence».

Esther Pérez, avocate du Colectivo Ronda ayant remporté la cause, en donne l’explication suivante: «Le juge a estimé que l’entreprise était responsable des maladies ayant frappé ces personnes entrées en contact avec l’amiante, pour avoir vécu dans un rayon de deux kilomètres de l’usine.» L’avocate rappelle qu’en 1977 déjà, une inspection de l’usine menée par un ingénieur communal avait révélé l’état de délabrement avancé des structures: fenêtres cassées, portes impossibles à fermer, obsolescence des filtres et des dispositifs de rétention des particules, lesquelles s’échappaient des halles de production. Un témoin avait déclaré que la fabrique apparaissait parfois dans un «nuage de poussière».

«Il n’y avait jamais eu jusqu’alors, rappelle Esther Pérez, de condamnation, car selon les juges, il était impossible de se prononcer avec certitude sur la source de l’amiante, soit la fabrique. Dans un cas, ils ont même soutenu que les particules pouvaient aussi bien provenir de l’usure des plaquettes de freins des voitures circulant sur l’autoroute voisine. En réalité, le taux des maladies liées à l’amiante est dix fois plus élevé qu’ailleurs dans les zones proches de la fabrique.»

Cyclone judiciaire

La multinationale espagnole de l’amiante n’en est pas à sa première condamnation: la plus ancienne, concernant un ex-travailleur déclaré invalide permanent en 1982 à cause de l’asbestose et mort du cancer du poumon en 1993, remonte à 1997. Puis à partir de 2012, un véritable cyclone judiciaire s’est abattu sur Uralita, condamnée à de nombreuses reprises. D’où sans doute sa décision de changer de raison sociale en 2015. Un changement qui visait à «refléter le début d’une ère nouvelle», avait souligné le groupe dans un communiqué passant sous silence tant le calvaire de ses employés que les nombreuses sanctions infligées par la justice.

Les récentes condamnations revêtent toutefois une importance historique, car les tribunaux reconnaissent pour la première fois les victimes dites environnementales. «Nous avons d’abord obtenu la reconnaissance des travailleurs, quand les tribunaux ont commencé à condamner l’entreprise pour avoir enfreint les lois sur la prévention des risques professionnels. Puis, les juges ont étendu le statut de victimes aux personnes faisant ménage commun avec les travailleurs, toujours sur la base de cette loi (l’entreprise ne nettoyant pas les vêtements de travail, les épouses des ouvriers devaient le faire). Et maintenant, un pas supplémentaire a été franchi», se félicite l’avocate. Même si, ajoute-t-elle, «de telles sentences ne tombent hélas jamais du vivant de la personne, vu que les maladies de l’amiante se déclarent parfois des dizaines d’années plus tard et ont une évolution très rapide». «Ni les indemnisations, ni les prestations sociales ne soulageront la douleur, ni n’apaiseront la colère face à tant de morts évitables, mais au moins, avec cette jurisprudence solide, c’en est fini de l’impunité. Et de la loi du silence», ajoute l’avocate.

Or, Uralita, «dans ses efforts visant à décourager les victimes, qui se trouvaient dans une situation vulnérable, de saisir la justice, et alors même que rien ne le justifie, recourt systématiquement contre toutes les décisions. Même quand il s’agit d’obtenir l’indemnité immédiate fixée par les juges (à verser même en l’absence de jugement définitif), Uralita rechigne à payer, tout en possédant les liquidités nécessaires et réalisant des bénéfices élevés (8,6 millions en 2017).» CC

 

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