Gardiens de vaches sur un alpage dans les hauts de Verbier, en Valais, trois Portugais témoignent de leur quotidien. Reportage
Fin juillet, Alpage La Marlénaz, hauts de Verbier, en Valais. Perchée à quelque 2000 mètres d’altitude, une maison rudimentaire flanquée d’une écurie surplombe orgueilleusement la vallée et la station nichée dans son creux. Les pâturages alentours piqués de fleurs alpines et gorgés de pluie après d’incessantes précipitations brillent d’un éclat renouvelé. Quelques génisses paissent, placides, alors que le gros du troupeau attend son tour à l’intérieur. C’est dans ce décor que vivent provisoirement José Teixeira, 55 ans, Abilio Correia, 35 ans, et Sergio Fernandes, 18 ans. Un lieu désert à l’exception des randonneurs que renseigne de temps à autre le trio sur les chemins à emprunter. Assis autour de la table de la cuisine aux murs défraîchis, entre un bocal de café en poudre, un fond de confiture ou encore un pack de sodas, les hommes témoignent de leur quotidien. Les Portugais sont arrivés ensemble en voiture à Verbier le 8 juin dernier. Partis de leur village de Gralheira – un hameau de quelque 160 habitants au nord du pays, dans la serra de Montemuro – ils rentreront fin septembre. Ils ont été engagés par un consortage de propriétaires de vaches et s’occupent de plus de 130 lutteuses et reines en puissance. Une activité que connaissent bien José Teixeira et Abilio Correia. Chaque saison estivale, respectivement depuis neuf et onze ans, les deux comparses bouclent leur sac pour l’alpage. Le plus jeune d’entre eux, néophyte, a en revanche suivi une semaine de stage avant de rejoindre l’équipe.
Bon accueil
«Je reviens chaque année à Verbier, car je n’ai pas de travail dans mon village, ni ma femme, confie José Teixeira, qui s’occupait aussi autrefois d’animaux chez lui. J’en avais comme la quasi-totalité des habitants du coin, mais je ne parvenais pas à gagner ma vie avec ce métier.» Et le quinquagénaire de poursuivre, l’accent chantant: «Ici je m’occupe de nettoyer l’écurie, de sortir et de rentrer les bovins, de les soigner si ce n’est pas trop grave. Je suis également chargé des repas et de l’entretien de la maison.» Des tâches qu’il effectue avec plaisir. «J’adore ce boulot et la montagne. On a un bon patron. Je gagne 110 francs plus 15 francs par jour pour les repas. Grâce à ce salaire, je peux vivre toute l’année au Portugal.» Un enthousiasme que l’ouvrier nuance toutefois: «Le plus difficile, c’est d’être séparé de mon fils de 10 ans. Mais je n’ai pas le choix. J’ai besoin d’argent, aussi pour lui faire des cadeaux.» José Teixeira précise également économiser pour pouvoir financer l’accès à la Faculté à son enfant. «J’espère qu’il fera des études. Pour ma part, je travaillerai à l’alpage jusqu’à 65 ans, si c’est possible. J’aime la vie en Suisse. C’est un pays sûr. Et même les gens riches sont gentils et nous parlent bien.»
Par nécessité
L’absence de perspectives professionnelles a aussi poussé Abilio Correia à regarder du côté du Valais. «Dans mon village, je touche un peu à tout, j’élève quelques chèvres et moutons, je travaille comme maçon. C’est très difficile de s’en sortir.» Amoureux de la vie en plein air et du lieu – «C’est tellement beau ici, un paradis» – le trentenaire souligne quand même la pénibilité de la tâche, sans jour de congé. Traite des vaches à 4h du matin et à 17h, installation de clôtures, deux sorties des animaux: le matin jusqu’à 11h, puis de nouveau en fin de journée, jusqu’aux environs de 21h, et une petite sieste entre deux... «Cette saison, il y a eu beaucoup d’orages. Pas simple, mais nous n’avons jamais perdu une vache. Un mozzon (jeune vache) a toutefois été foudroyé et rapatrié par hélicoptère», poursuit cet homme, marié et père d’un petit enfant. «Mon épouse travaille avec les personnes âgées», indique Abilio Correia, attirant l’attention sur son avant-bras arborant une couronne et l’inscription: Une femme pour une vie. «Nous avons fait le même tatouage, une couronne de reine et de roi. Elle me manque. Mais avec ce travail, je gagne plus en une semaine qu’en un mois dans mon pays. Je touche 130 francs plus le forfait pour le repas. La situation au Portugal s’est encore plus détériorée avec le Covid-19.» La migration saisonnière frappe toute la famille d’Abilio Correia, rapportant que ses frères et sœurs œuvrent pour leur part dans l’hôtellerie-restauration, à Zermatt. «Nous n’avons pas choisi cette vie. C’est une nécessité. On verra d’ici deux à trois ans si le Portugal s’en sort mieux économiquement», précise Abilio Correia, avant de filer rattraper une génisse enfuie de son enclos.
De petits jobs en petits jobs
Comptant le plus grand nombre d’années d’ancienneté sur l’alpage valaisan, Abilio Correia a convaincu Sergio Fernandes, qu’il connaît depuis sa naissance, de travailler avec le duo. «Ici c’est tip top! Ça me plaît», lance le jeune homme, tout en guettant le moment propice pour éliminer un bruyant taon au moyen de sa casquette. «Avant, j’ai bossé en Belgique plusieurs mois comme maçon, puis comme grutier. Je me suis formé en informatique, mais le métier ne paie guère. Je touche ici 100 francs par jour et le même montant que les autres pour le repas. Ma copine travaille de son côté en France, à la cueillette des fruits», poursuit le Portugais, posant, satisfait, ses yeux sur l’insecte gisant sur le sol. A son retour, Sergio Fernandes quittera une nouvelle fois son village natal pour travailler sur les routes. «Je suis engagé pour peindre des lignes blanches à 40 kilomètres de ma maison, puis probablement, j’installerai des panneaux solaires.» Entre deux jobs, le cadet du groupe envisage de s’acheter un quad. «Je fais beaucoup de cross», affirme-t-il, des étoiles dans les yeux.
Si les saisonniers s’entendent bien, ils admettent que la promiscuité nuit parfois aux relations. Dans la bâtisse de La Marlénaz dessus, contrairement à la première étape de la saison, à La Marlénaz d’en bas où ils bénéficiaient d’un logement plus spacieux et de possibilités élargies de sortie, ils doivent se partager une seule chambre. «On est tout le temps ensemble. Il y a parfois des tensions, mais jamais sur le repas, plutôt le travail», sourit Abilio Correia, avant de passer à table. Un dîner concocté, comme d’habitude, par José Teixeira. «C’est le patron qui fait les courses. Je lui dresse la liste de ce dont on a besoin, puis je cuisine comme à la maison.»
Rituel habituel
L’heure de sortir le bétail de l’étable a sonné. Dans un concert de meuglements et de cloches, les vaches avancent à la file indienne, sans se presser, sous les injonctions des gardiens et de Chico, un joyeux chien berger fermant la marche. Dans la lumière rasante, bâton en main, Abilio Correira et Sergio Fernandes prennent leur quartier sur le pâturage. Et surveillent le troupeau, placide, trop affairé dans un premier temps à brouter qu’à combattre. «Je connais toutes les bêtes. Ça m’a pris du temps. Je les caresse, surveille leurs performances de lutteuses. Qui gagne, qui perd... J’établis des classements. Au Portugal, le combat de reines n’existe pas, uniquement de taureaux», note Abilio Correia, soulignant encore l’amour des propriétaires pour leurs animaux. «Ils les aiment plus que leurs enfants», lance-t-il en rigolant.
A la nuit tombée, le souper terminé, chacun procédera au rituel habituel. «Nous parlons tous les soirs avec nos femmes. Je me réjouis de retrouver la mienne et de jouer avec mon petit enfant de 1 an et demi. C’est la première chose que je ferai à mon retour», conclut Abilio Correia, non sans montrer, fier et ému, une photo de son épouse un diadème de noces dans les cheveux, souriant sur l’écran de son portable...